La femme n’est plus le repos du guerrier. Elle est l’hôtesse de la société de croissance par la consommation, celle-ci devenue le monde[1] : recrutée comme telle, donc, à une puissance encore inimaginable il y a vingt ans.
La femme n’est plus pensionnaire du bordel. La prostitution demeure, certes, « le plus vieux métier » : et peut d’autre part, en synonymie avec la pollution ou la corruption, désigner la « condition féminine », sinon la condition humaine.
La peinture représente préférablement le nu féminin, modèle par excellence – du Printemps botticellien à la récente rétrospective Derain (Paris 2017) (sans même que nous évoquions historialement la profanation de la Révélation, œuvre de l’Art, qui prenait pour portraiturer la Vierge une jeune courtisane.) Appelons cela la Vénusté.
La surexcitation sexuelle est le moteur ou l’ingrédient de la marchandisation par la publicité. Elle (et Lui) à la devanture des milliards de panneaux quotidiens, à tout kiosque, toute vitrine. La fille publique est devenue publicitaire, idole de la mode. L’exhibition de la femme comme partenaire sexuelle imminente est requise par la consommation-novation. Des stéatopyges aurignaciennes aux prothèses mammaires des hebdomadaires, les caractères sexuels, primaires et secondaires, mais surtout les secondaires dans le régime prédominant de la lutte avec la censure des mœurs, l’étape récente de la représentation concerne par nécessité de commerce l’immense majorité de la moitié du genre humain – partenaire de l’autre – des « centaines de millions de femmes ».
Il ne s’agit pas ici d’une « défense masculine » dans un contentieux explosif explosant hier sur le « harcèlement » ; mais de prendre constativement la mesure d’un « phénomène social total » (Mauss), et d’imaginer les impossibles « mesures à prendre » pour en finir avec le régime pan-érotique de la société de consommation.
Le harcèlement est le mode en vie quotidienne dans le commun transport de la différence sexuelle – souvent nommée guerre au cours des siècles (et Duellum par Baudelaire au poème xxxv des Fleurs du Mal).
Pour en finir avec ce tourment, il faudrait « simplement » que la femme ne fût plus en devanture, « à l’Affiche ». Or la société de consommation, d’autant plus impérieusement que post-industrielle (en « société de services ») emploie « la femme » pour accueillir à l’entrée du Stand, du Salon, de la Conférence ; pour accompagner les échangistes, les participants, distribuer les documents ; elle est placeuse, serveuse, intendante, et, ne l’oublions pas plus que DSK au Sofitel, femme de la chambre. Son statut social et sa fonction la plus en usage lui assurant l’emploi le plus statistiquement rémunéré est celui d’hôtesse – non chômeuse. Tant qu’il y aura des hôtesses, il y aura du harcèlement. Et plus d’hôtesses, plus de harcèlement.
Venons au détail – de ce que le 17e siècle nommait les appâts.
S’il est un caractère sexuel secondaire, stimulus mondialisé de l’érection du marché (fétiche par excellence, si vous voulez), c’est le sein. Les gamins disaient « la poitrine ». Prémices et prémisses du processus du « faire l’amour »[2], ouverture de l’offre à la demande, c’est « la naissance des seins » (Jean-Luc Nancy) ; la grande chose, belle comme le matin du monde ou le pressentiment de la possibilité d’aimer en corps, appelons-la le décolleté. Le premier des « charmes ». Métonymie princière de la mise à nu, signe et signal de la femellitude, le décolleté, de ce que la littérature euphémisa longtemps du terme de « la gorge ». Approche lexicale de la consommation[3]. A l’autre bout de l’enchaînement il y a le triomphe américain, puis mondial, de la prothèse mammaire[4], acte (bien payant) de la chirurgie esthétique.
Toute femme – je dis bien toutes, à l’exception de centaines de millions voilées qui en rêvent (et sans compter, bien sûr, les « travailleuses du sexe », ci-devant prostituées, dont c’est le CDD)– qu’elle entre au bureau, ou sur le plateau de présentatrice, qu’elle se penche sur son assiette au restaurant ou serve la bière à Munich, ou esquisse un au revoir à la fin de la soirée, joue du décolleté. Aucun homme (mâle masculin) ne dégrafe les trois premiers boutons de sa chemise au bureau, ne s’expose bras nus (épaules incluses) à la ville comme à la campagne quelle que soit la météo – sans omettre (du tout) les trois autres ingrédients principaux de la parade, à savoir les dents, la parure, la jeunesse perpétuelle. Souriez cheese. Le sourire américain a effacé le sourire léonardien, aux lèvres fermées. Le sourire américain, à gencives déployées, à dentition refaite, image de la marque chrétienne du Aimons-nous-les-uns-les-autres, d’entrée obligatoire du jeu de l’hospitalité marchande (pas d’hôtesse possible « sans dents », comme le rappelait François Hollande), un doigt sur le selfie, tourne la clé du marché. De la parure (magnifique en effet ; c’est un autre sujet) je ne dis rien, ici, d’autre que : aucun « garçon » ne doit distribuer le matin à sa coiffeuse le fard, les boucles, le collier, les bagues. Ce n’est pas son rôle dans la multiple inconstance. J’abrège, comme exigeait Marivaux : l’efface-rides garantit à la femme de trente ans de les paraître jusqu’à quatre-vingts (« à l’image » de Jane Fonda). « Parce que je le vaux bien » : born to be me.
Michel Deguy