Ce n’est pas le pot-au-noir ; c’est la nuée ardente ! Je me rappelle cette scène télévisée il y a peu d’années : deux savants japonais au pied d’un volcan au moment de son explosion, et sa nuée ardente dévalant sur les pentes, qui va anéantir aussi les deux touristes scientifiques, lesquels observent encore un instant à la jumelle leur imminente incinération. Nous sommes ces touristes zélés…
Le docte et raisonnable livret récent de Mireille Delmas-Marty[1] n’est pas à la mesure de la menace — c’est ce que je m’efforce ici de comprendre…
Pourquoi ? C’est la question du seuil de radicalité : comme la pensée du livre n’est pas radicale, c’est comme si sa clairvoyance était un aveuglement. Affaire de vision du tout dans la partie où se joue le tout ou rien. Seuil critique de la clairvoyance, qu’on appela longtemps prophétique — celui du jugement dernier, celui de Dante, où il n’y va pas seulement d’une circonstance importante mais de la décisive alternative : enfer ou paradis.
En termes de discussion raisonnable et de pesée du pour et du contre considérant « la crise » dans sa gravité peut-être remédiable, la vue de Mireille Delmas-Marty, d’une lucidité exceptionnellement avisée par l’intelligence de la justice et du droit, tout en cherchant quelque issue non inviable à l’espérance, demeure candide.
Où en sommes-nous aujourd’hui avec le nihilisme ? Une traversée vers un autre côté du nihilisme est-elle possible ? Une autre pensée de la possibilité, donc (un « dieu qui nous sauverait », dans le langage d’Heidegger… qui ne soit pas un dieu) ? Pensée qui exige une formule où se condense la leçon de la Nuée ardente ; celle-ci : rien ne résiste au Rien. Le rien (Nihil) est ce qui anéantit « tout ». Quel est ce « Tout » qui, d’abord adjectif, synonymise toute chose, et ceci et cela, ouvrant une liste où l’évaluation tatillonne aimerait discerner quelque exception… Un partage ?
Or, la puissance de la pensée est celle de l’Un-Tout (Hen kai pân des Grecs), du tout pour le Tout, cette singulière totalité ; et il n’est pas une seule « chose » aujourd’hui où il n’y aille du Tout ou Rien. A ce point du propos, ce sont donc les exemples, un par un à chaque fois pour le même suspens, quels qu’ils soient, qui, pour la clairvoyance radicale, renvoient au « paradigme », lui-même « imagé » par l’imagination que voit le présent de la « nuée ardente ». Je vais donc en traiter quelques-uns, de manière à (dé)montrer, contre le « pessimisme mesuré » qui pèse le contre, qu’il ne s’agit pas d’un grave inconvénient peut-être amendable, mais de la même « catastrophe » ou destruction de notre (ancien) monde de la Terre.[2]
Soit « le problème du tourisme », comme l’euphémisent les média[3]. Un « plateau de TV » hier soir (ou demain) sort sa balance : côté « contre » : le fléau de la croisière, Venise engloutie, la disneyisation clonée des cités historiques (Dubrovnik ; Prague ; le Machu Picchu construisant son aéroport à Chinois…) — la « destruction créatrice » (!) du lieu. Côté « pour » : on va s’organiser pour une bonne régulation des flux de « séjours » ; des quotas, des normes de dépollution, les « précautions environnementales », le tri (des poubelles pour le plastique). Mais ce qui importe, c’est la loi de croissance économique par la consommation, les emplois, les « retombées » pour la population sédentaire, etc.
Pendant ce temps-là, car c’est le en même temps de ce qui « n’a rien à voir » qui a tout à voir, à savoir : le massacre des innocents (civils), la déportation de masse des réfugiés, l’esclavage généralisé des ouvriers des tours et des stades, la précarisation universelle, l’exponentielle croissance démographique. En un mot, la Dévastation, la déchèterie mondialisée, la mise-au-rebut de l’Humanité par elle-même, la déterrestration.
L’autre exemple, celui de la publicité. « Ah ! Oui ! Il y en a trop… » On va régler tout ça, surveiller les programmes, créer des conseils et comités de conseil.
La vérité est tout autre. La pensée unique de la croissance par la consommation fait reposer celle-ci sur la novation, et la relance de la novation sur la publicité. Or en quoi consiste l’énoncé, ou Annonce, publicitaire ? Réponse : en une énonciation ni vraie ni fausse. Irréfutable, invérifiable ; hors discernement du vrai et du faux ; hors langage de jugement. L’énoncé publicitaire est le modèle des Fake-news. Que son régime ait commencé par la « propagande mensongère » (Goebbels) il y a deux générations ne change rien à ce fait : c’est aujourd’hui que la mutation est accomplie : tout est publicité, empire de l’opinion ; équivalemment « communication ». Les « débats » sur la différence entre la com. et la « réalité », celle-ci elle-même prise à témoin par la « sincérité » de l’agent politique, n’ont (plus) aucun sens. Le sujet, ou société devenue le sociétal, est la multitude, ou masse, asservie à l’écran, au « vivre en direct » à l’écran de tous les écrans, comme dirait Lagarce… Nuisance absolue.
Si la démocratie de droit humain est devenue inopérante, c’est par une révolution sans précédent (tombeau de toutes les révolutions) dont la pensée sans illusion cherche à saisir la machination (Gestell, en vocabulaire heideggerien) sans machiniste.
Interlude descriptif, pour marquer d’une pause synoptique narrative divertissante la progression de l’analyse conceptuelle. Tel Ubu se faisant apporter par la Mère Ubu la liste de ses biens, faisons-nous apporter la liste de nos maux, en l’occurrence celle des régimes maléfiques des Pères Ubu de la « planète » des superpuissances : Trump, Xi, Poutine, Erdogan, Bolsonaro, Modi et autres prétendants au califat suprême.
Michel Deguy