Billet — Le pot-au-noir ou la nuée ardente ? (2)

Michel Deguy
par Michel Deguy

À Mireille Delmas-Marty, suite sans fin.

Ce que je me permis de répondre[1] à Mireille Delmas-Marty en pointant le manque de radicalité de sa bonne volonté conciliatrice, j’en condense l’objection principale autour du trou noir de notre absorption par « le culturel » et son multiculturalisme dont elle ne prend aucunement la mesure. Le « culturel », qui n’est pas une notion ni une idéologie, mais nomme notre ère.

 

« Tous différents », dit-elle, tous interdépendants, tous « solidaires »… Or, « le Tout-Monde valorise une politique de la solidarité[2] » et emprunte à Glissant « la créolisation du monde » ; ou « un pluralisme qui rapproche les différences sans les supprimer ». Et de citer en juriste internationale l’article 1er de la DUDH et la convention Unesco sur la protection et promotion de la diversité des expressions culturelles, en 2005 (« Il faut qu’il reste des différences compatibles » !!). Pensée qui n’affronte pas le nihilisme terminal contemporain.

Le « rapprochement » après coup ne suffit pas. Nous n’avons rien en commun, et c’est ce rien-de-commun qu’il faut transformer en nous-avons-le-rien-en-commun ; qu’en faire ?

La « créolisation » ne suffit pas, métissage trop lent de l’humanité — auquel je suis bien entendu tendrement favorable. « Il faut changer tout ça »… En quoi ? En l’adoption. Non plus « aimez-vous les uns les autres », qui n’a pas marché. Mais adoptez-vous les uns les autres, dont le schème est imaginable à partir de l’exemple des couples (hétéro ou homo, peu importe) qui « adoptent » des enfants abandonnés[3].

Trouver une méthode pour déterminer le seuil de compatibilité qui permettrait de concilier les inconciliables[4]. Quelle méthode ? Réponse : l’adoption en général.

 

La clé des fausses solutions par demi-mesures empathiques de multiculturalisme se révèle dans la profession de scientisme de la juriste, i.e. de la priorité accordée aux « perspectives scientifiques » sur la « prise de conscience » [sic] « plus tardive dans les sciences humaines et sociales ». Un décalage entre sciences explique tout[5].

Non. Mais l’oubli (oui, « léthal ») de la précession absolue de la pensée philosophique et de la poétique, c’est-à-dire du commencement « Jew-greek-romain-arabe-andalou » de notre « civilisation ».

Le multiculturalisme n’est pas la solution, mais le problème.

Michel Deguy


 

Notes

 

[1] Les citations éparses réfèrent toutes aux pages 73-76 de l’opus de référence de Mireille Delmas-Marty : Sortir du pot-au-noir, Buchet Chastel, mars 2019.

 

[2] La solidarité était déjà au XIXe siècle le leitmotiv de la philosophie de Léon Bourgeois.

 

[3] Solution, notons-le au passage, où la menace de la GPA, si celle-ci sera bientôt suivie, comme la PMA le fut par la GPA, par la fabrication eugéniste scientifique des « petits humains »… dans le risque, souligné par Mireille Delmas-Marty elle-même à la fin, de « confondre les robots humanisés avec les humains robotisés ». Inutile de faire semblant : la loi Gabor (« What can be made will be made ») est invincible. Il fallait (il faut ?) repenser la transcendance et ses transcendantaux pour dévier in extremis la ruée (la nuée) dans les transgénéticité de l’humain. Car, bien entendu, l’apartheid eugéniste l’emportera.

 

[4] À ce jour le problème est celui de la compatibilité des Big Data (ordinateurs géants) avec le sort des milliards d’individus, ou « personnes », un par un, ayant droit absolu chacun dans l’Égalité au bonheur et à la survie.

 

[5] « Les interdépendances sont d’abord un fait observable. Elles sont au centre du récit de la Terre-Mère porté par les courants écologiques et même par les géologues quand ils évoquent l’entrée de la planète dans l’anthropocène. Ces interactions ont été mises en lumière dans des perspectives scientifiques (géologie, sciences de la Terre, géographie, climatologie), mais la prise de conscience est plus tardive dans les sciences humaines et sociales. Elle a commencé à atteindre le droit et la philosophie du droit à travers le droit dit « de l’environnement » et se cristallise plus particulièrement autour du dérèglement climatique – même si elle remonte plus loin dans le temps. » Mireille Delmas-Marty (pp. 73-78).