Dans Les jeux de la langue[1], Jacques Derrida, commentant une lettre prophétique de Scholem qui annonce la catastrophe de la sécularisation de la langue hébraïque sacrée dans le parler d’Israël, cite une phrase de Stéphane Mosès : « Lorsqu’une société tout entière détourne la langue qui fut celle de ses traditions religieuses à des fins purement matérielles, lorsqu’elle en fait un simple instrument au service de ses intérêts immédiats, elle retrouve sans le savoir l’attitude des magiciens de jadis ». L’imitation grossière de la langue des textes sacrés, l’hébreu moderne, a vidé les mots anciens de leur signification symbolique et religieuse pour les réduire à de simples indices de la réalité matérielle. Le risque est grand, selon Scholem, de voir leur retour, après une longue période de refoulement collectif, prendre la forme d’une explosion anarchique de forces religieuses incontrôlées.
La question que je pose ici est celle d’une transposition de cette anxiété à notre usage : si une catastrophe comparable peut échoir à une langue classique de longue tradition spirituelle par ses œuvres littéraires, la française en l’occurrence, peut-on transposer (détourner) l’anxiété juive vers la crainte de la dévastation qui fait sortir de soi, aujourd’hui, une grande langue formée par ses œuvres (« langue de Molière »), comme il est arrivé à l’allemande nazifiée, envahie, pétrifiée démoniaquement par le « démon nazi » injecté – ainsi que Victor Klemperer sut le diagnostiquer médicalement au long des années hitlériennes, et Paul Celan rouvrir la possibilité de la poésie en langue allemande (« langue de Goethe ») ?
Ma question implique l’exigence d’un relevé klempérérien aussi exhaustif que possible de ce qui emporte le français en sa novlangue – soit, en désordre, ceci : « mots » acronymes ; néologisation « technique » ; asservissement volontaire à l’envahissement du globish américain ; tyrannie de la correction politique de « l’inclusive » ; délabrement de la syntaxe et rejet de l’ortho-grammaticalité (dite « du bon usage ») – tel que, par simplification, la perte de la tmèse de la négation (« y a pas » au lieu de « il n’y a pas »). Ou l’amnésie des locuteurs dans leur emploi du « à la fois », etc etc…
Deux souvenirs, à ce point : il se peut que la déclaration barthésienne sur « le fascisme de la langue » ait eu des conséquences néfastes sur la règle. Rien de pire qu’une anarchie illettrée ; rien de meilleur qu’une anarchie lettrée. D’autre part, au sujet de la servitude volontaire, je ne peux m’empêcher de rappeler la lâcheté française : la France se rend. La dernière fois qu’elle ne se rendit pas, c’était en 1815 : « la Garde meurt, mais ne se rend pas ». Puis de Bazaine en Pétain, les défaites écrasantes, les redditions prirent la figure [2] et l’appellation de « l’exode » ! Ce que les Français appelèrent « l’exode », c’est la débandade insensée du peuple à son tour décapité, sans terre promise, errant en nul sens comme une termitière piétinée.
La recherche de transposition des « forces religieuses incontrôlées » (selon Scholem et Mosès) à notre situation de « sortie de la langue » concerne l’Esprit (Paul Valéry). De l’Esprit Saint à l’Esprit hégélien, de celui-ci à l’Esprit valérien, de celui-ci à… qu’advient-il ? Que reste-t-il ? De l’opposition (la polarité constituante), disons-la hugolesque, entre les Lumières et « l’obscurantisme », qui faisait Peuple en 3ème République, c’est-à-dire peuple élevé par ses institutions, que reste-t-il ? Rien. Y a-t-il un retour possible sans invention… « poétique » ?
Stiegler renonça.
Michel Deguy