Cette rubrique — work in progress — accueille des poèmes de tous les pays,
en langue française ou dans des traductions encore inédites.
Poèmes inédits | Auteur | Bo-Seon Shim | |
Traduction | Chae-Young Jeong • Lucie Angheben |
Poèmes inédits
Shim Bo-seon est né à Séoul en 1970. Il étudie la sociologie à l’Université Nationale de Séoul et reçoit un doctorat de l’université Columbia. Il enseigne la culture et le management à Kyung-hee Cyber Université. En Corée, il a publié trois recueils : Quinze secondes sans tristesse (2008), La personne qui n’est pas devant moi (2011) et Arts noircis (2013). Il s’est vu décerner le prix littéraire Kim Jun-seong en 2009 et le prix de littérature Nojak en 2011. Quelques sept poèmes ont déjà été présentés aux lecteurs français dans la revue Po&sie, traduits par Kim Hyun-ja.
Ces nouveaux textes, inédits, nous présentent un auteur réfléchi et engagé, à l’image des descriptions qu’il donne du quotidien des ouvriers sud-coréens, qu’il comprend et soutient (Le vingt-troisième homme, Texte en prose). Sans chercher à minimaliser la réalité, il la dévoile telle qu’elle est, dans ses difficultés et sa violence (Le sang, Les vacances de S). Pourtant, si certains écrits de Shim Bo-seon témoignent de situations extérieures et subies par les autres, d’autres poèmes sont plus personnels, comme Quelle est la grâce ? ou Ce n’est pas fini. On y découvre alors un homme compréhensif, qui s’offre à l’écriture poétique lorsque le rapport à autrui est trop difficile ; des poèmes empreints d’une grande sensibilité, un attachement réel aux mots, qui dépassent l’objet textuel pour devenir réflexions portées la lecture, l’écriture ou encore la poésie. (Le temps de la lecture, Une pensée).
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Quelle est la grâce ?
Je n’ai pas d’enfant
Je n’ai pas d’enfant
C’est comment d’avoir un enfant ?
Faire arrêter l’enfant qui court devant moi en l’appelant « fiston »
M’apercevoir que cette silhouette immobile
Est comme une petite tache qui s’est détachée de moi
Enlever la feuille morte coincée dans ses cheveux
La lui montrer en disant :
« Regarde, c’est une feuille qui t’aime »
Et lui sourire
M’apercevoir que même si je meurs quelqu’un qui me ressemble continuera d’exister
Que ces jambes vigoureuses qui s’arrêtent quand je les appelle
Continueront d’avancer même après ma mort
C’est comment ?
Je n’ai pas d’enfant
Qu’est-ce que j’ai pour remplacer ?
C’est ça
J’ai la poésie
J’ai la poésie
C’est en écrivant de la poésie que j’ai dépassé la mort
J’ai écrit de la poésie pour ne pas mourir
À l’armée
Aux funérailles de mon père
Hier encore à une conférence
Elle est la preuve que je ne pleure ni ne meurs
Des étoiles luisantes se bousculent dans leurs yeux
Pour qu’un poème se change en constellation
Ils ne savent pas
Que des millions de poètes doivent souffrir
Je me suis masturbé et j’ai écrit un poème
Je me suis senti renaitre
Je n’ai pas d’enfant
Qu’est-ce que j’ai d’autre pour remplacer ?
C’est ça
Je t’ai toi
Je t’ai toi
J’ai déjà enlevé la feuille morte accrochée dans tes cheveux
Je t’ai déjà donné un nouveau nom
Même si je ne m’en souviens plus
Si j’avais un enfant ce que je ferais pour lui
C’est ce que j’ai fait pour toi
Quand mes yeux ne peuvent pas te voir
Ton visage apparait dans les airs
C’est facile
Même quand tu n’es pas là tu remplis le vide
Car une horloge en bronze est enfermée dans ma pupille
Pour ne pas mourir
Pour ne pas mourir, je t’ai aimée
Tu ne connais toujours pas mon âge
Tu ne sais pas combien ma mort est proche
Tu es naïve avec tes dix doigts maladroits
Tu ne peux pas compter mon âge
Mon âge ou le jour de ma mort
Tu ne peux pas
Quelle est la grâce ?
La douce mélodie du cri d’un enfant qui m’appelle ?
Le vent amical qui se met à souffler autour de moi ?
Je n’ai pas d’enfant
Un enfant, est-ce la grâce ?
Non, un enfant, c’est un fait
Je ne sais pas
Comment puis-je savoir ?
Je n’ai jamais vécu ce fait
Je sais
Que beaucoup de gens qui n’écrivent pas de poésie
Que beaucoup de gens qui n’aiment pas
Se laissent mourir à ma place
Ils se laissent mourir à ma place mais ne le savent pas
Comme je vis à la place de l’enfant que je n’ai pas mis au monde
Sans le savoir
Comme ma moitié est triste quand quelqu’un est heureux
Sans le savoir
Comme ma poésie disparait quand quelqu’un est triste
Sans le savoir
Quelle est la grâce ?
La douce mélodie de ta voix qui m’appelle ?
Le vent amical qui se met à souffler autour de moi ?
Toi, es-tu ma grâce ?
Comment puis-je savoir
Je ne sais pas
Je ne sais pas
Je ne t’ai jamais eue
Ce n’est pas fini*
Toi qui caresses la tête de tout le monde
Tu es en train de mourir
L’important c’est le fait que tu n’es pas encore morte
Encore plus important, c’est le fait que tu es encore en vie
Tu ne dois pas dire survivre, mais rester en vie
Parce que de toute évidence ce sont deux choses différentes
N’oublie pas la différence entre la vie et l’existence
Sombre mois d’août, tu n’as pas perdu ta concentration
Tu essaies de tout garder en mémoire
La première fois que nous nous sommes rencontrés
Ce que nous nous sommes dits
Les paysages que tu as vus par la fenêtre
C’était le printemps ? Peu importe
Ce n’étaient pas des fleurs dans l’arbre par la fenêtre, c’était du feu
Un feu qui s’est propagé sur les toits du monde en un rien de temps, rappelle-toi
Parce que nous sommes tous deux des poètes
Parce que nous sommes le roi et la reine des images
Regarde par-là, regarde les murs des bâtiments carbonisés
Quand les flammes se sont éteintes, le clair de lune s’est déversé par un trou du plafond
C’était bouleversant mais quel beau paysage
Mis dehors par les propriétaires, les locataires scandalisés ont mis le feu
C’étaient des maquereaux, là d’où ils se sont faits expulser
Il y a maintenant la preuve de leur commerce de stupéfiants
C’est une sacrée histoire, non ?
Tu ris comme un enfant
L’important c’est le fait que tu es en train de rire
Encore plus important, c’est le fait que tu es encore en vie
Chaque éclat de rire prouve que des lucioles voltigent malgré l’obscurité de l’existence
Sombre mois d’août, tu n’as pas perdu ta concentration
Comme d’habitude tu parles de ta fille
Xian, tu as ramassé le nom de la terre de tes ancêtres pour en faire un prénom
Tu parles de la complicité entre une mère et sa fille
Jusqu’à ce que la fille grandisse
Tu dis que la mère doit absolument vivre
Oui, attendons encore avant que ce nœud se dénoue
Parce que Xian n’est pas encore mariée
Et qu’elle n’a pas encore donné naissance à l’enfant le plus adorable du monde
Ces terribles cellules cancéreuses à l’intérieur de ta poitrine
N’empêcheront jamais le mystère de la reproduction des lucioles
Toi qui caresses la tête de tout le monde
Toi qui caresses même la tête des morts
Depuis longtemps tu dessines leurs portraits
Pour les amener avec toi dans la rue et protester
Pour que les détenteurs du pouvoir ouvrent enfin les yeux sur le bien et le mal
On te traite comme une grand-mère casse-pieds qui répète
Non, non, ça ne doit pas se passer comme ça !
Toi qui continues à dessiner le portrait de ceux qui sont morts
Et à mettre ces carrés de ‘tristesse absolue’ dans la main des jeunes
Tu leur caresses la tête et leur dis
Les jeunes, maintenant il est temps de sortir ; prenez ce portrait et battez-vous jusqu’au bout
Sombre mois d’août, tu n’as pas perdu ta concentration
À partir de maintenant tu es seule dans cette salle de réunion vide où tu vas commencer à écrire
Nous existons dans la continuité du passé
Il est de notre devoir de prolonger ce courant
Celui-ci a du courage, celui-là n’en a pas
Mais nous n’avons pas besoin de devenir des héros, nous ne pouvons pas
Nous sommes tous une promesse, un faible mouvement
Des coureurs sans nom qui se passent le témoin
Sur lequel il est inscrit « ce n’est pas fini »
Le temps de la lecture
Il est temps de lire
C’est ce que tu as dit et tu t’es tue
Pendant que tu lis calmement
Je pense
Que c’est étrange, vraiment étrange
Bien que je sois divorcé, je n’ai pas souvenir de m’être marié
Pourtant j’aurais aimé que mon mariage soit beaucoup mieux que mon divorce
Est-ce que ce livre parle de séparation ?
Si ça se trouve, juste sur la page dont tu es en train de plier le coin
Je pense
À tous les genres de séparations
Qui finissent toutes par la même mort
Quand on s’embrasse
On s’efforce de corner nos langues
Il y a quelque chose
Et pour marquer ce quelque chose
Pour la vie
J’ai envie de t’embrasser
Malgré l’envie de me séparer de toi
Même au-delà des lois de la nature, je vais continuer à errer avec toi pour la vie
Je veux y retourner
Malgré l’envie de partir
Quelque part
Ce fameux quelque part
Les vacances de S
Il est parti prendre un peu de repos
Il n’a pas dit où il allait aller
Quand j’aurai fait face à l’abîme, je reviendrai.
Phrase tragique qu’il n’a même pas prononcée. Il est parti seul. De toute façon, il vit seul.
Dans sa jeunesse, il faisait pleurer les misérables
Il avait rencontré une femme dans une salle de billard. Il a entendu qu’elle avait été enlevée.
Dans cette même salle. Il a cassé une canne en deux
Et a volé à son secours.
La voiture s’est engagée sur le périphérique et tourné à un croisement.
Désolé, je suis une ordure,
À ce moment-là, je n’ai rien pu faire, m’a-t-il dit depuis l’obscurité de la banquette arrière.
Son visage s’assombrissait et ses yeux devenaient de plus en plus rouges
Ses larmes se déversaient comme un flot de lave. Dans la rue
Il se tenait debout comme un bâton enflammé.
Quand il n’y avait personne autour de lui, il avait l’air beaucoup plus colossal
Il avait l’air d’être deux.
C’était peut-être la canne sur laquelle il s’appuyait qui donnait cette impression.
Je ne pense pas qu’il puisse devenir révolutionnaire
Il ne fait que se transformer continuellement, c’est ce qui est important
En quoi se transforme-t-il ?
Il s’appuie contre un grand mur les bras tendus
Et griffonne des petits caractères dans un coin, comme s’il écrivait son journal
Au moins une fois par jour, à tous ceux qu’il connait,
Aux gens sans nom, à la vie, à ceux que la mort n’est pas encore venue chercher
Il demande pardon
Son pardon est l’aveu d’une existence non conforme
Comme si par ce mot il pouvait prendre un nouveau départ
À part ça, rien n’est important
Aucune reconnaissance, aucun sacrifice héroïque
N’ont pu empêcher le monde de s’effondrer
Les tribus nomades qui se déplacent d’une pensée à une autre
N’ont plus qu’à protéger les dernières tribus humaines
Il est parti prendre un peu de repos
Il n’a pas dit où il allait ni quand il revenait
Un jour il appellera pour dire « je suis rentré »
Avec le visage encore plus sombre, avec les yeux encore plus rouges
Pardon, un mot tranchant
Avec le même ton et la même intonation
Le sang
Aujourd’hui, à part le sang, il n’y pas de chaleur
À part le sang, il n’y a pas de rouge
Ne dis pas que le sang est juste de l’eau
Jusqu’à ce que le dernier hurlement éclate
Le sang est la seule rose du monde
Ne la lâche pas
Par le passé nous chantions ensemble
Toujours les mêmes paroles et les mêmes mélodies
Mais cette chanson a maintenant complètement changé
Car ceux qui la chantaient le mieux sont déjà morts
Mais ne t’arrête pas de chanter
Ma main m’a toujours accompagné
Elle m’a guidé dans les ruelles sombres
Et a tenu le parapet du pont
J’ai toujours fait confiance à ma main
Car elle caresse les joues de celle que j’aime
Et lui donne à manger
Et surtout, c’est la partie de mon corps qui a le plus souvent saigné
Ne lâche pas la rose
Ne t’arrête pas de chanter
Regarde l’odeur du sang qui s’évapore du riz qui vient juste de cuire
Là-bas au loin une lueur pâle me surveille
Ce n’est pas le soleil
Mais on le croit
Marche dans cette direction
L’angoisse apparait quand les sentiments se mélangent dans le sang
Quand ce qui me fait lever et tomber se mélange
La rose, la chanson, le riz, ta main ensanglantée, mon soleil…
Le poids du sang fera bouger la balance de la vie
Continue de marcher
En ressentant l’angoisse
En la laissant derrière toi
Une pensée
En chemin pour la station de Seoul-yeok
Quand nous avons traversé le pont Yeomcheongyo mon ainé m’a dit
Que beaucoup de poètes avaient écrit sur ce pont
J’ai pensé en moi-même que ces poètes
Ont vu les trains qui portent la ville depuis ce pont
Senti l’inquiétude face aux trains qui vont arriver
Et soupiré en regardant les trains partir
En traversant le pont j’ai commencé à penser à autre chose
Je ne sais pas vraiment à quoi
Jusqu’à ce que le feu rouge passe au vert
J’étais perdu dans cette pensée
Depuis un certain temps moi aussi sans le savoir je m’abandonne à penser
À une destination inconnue ou à ma terre natale
Où un jour j’aurai l’âge de retourner
Mais depuis quand cette pensée m’a-t-elle assaillie ?
Quand j’étais petit je m’allongeais dans les prés et fermais les yeux
J’essayais de deviner la forme
Des nuages qui passaient au-dessus de mon visage
Le plus facile était avec les nuages noirs
Quand je voulais m’assurer que c’étaient des nuages noirs
J’ouvrais les yeux et voyais le visage de ma bien-aimée
À ce moment-là je me mettais à penser
À des choses tranquilles qui ne l’étaient plus
Était-ce le visage de ma bien-aimée ou des nuages que je voyais ?
Ce genre de pensées douteuses
Il y a longtemps quand mon cadet est décédé d’un infarctus du myocarde
Ces pensées étaient très loin de moi
À ce moment-là tout me paraissait clair
À ce moment-là en regardant la photo du défunt je me suis mis à penser
Il est seulement parti un peu avant nous
Mais personne ne doit mourir en avance
Et comme si je m’adressais à mes étudiants de master
Je me suis parlé à moi-même d’un ton solennel
Mais dès que je suis sorti du salon mortuaire les pensées sont revenues
On part si vite
On tombe si tôt
Au diable toutes ces pensées floues et étranges
Depuis quand m’ont-elles assailli ?
Peut-être que ces pensées étaient là bien avant ma naissance
Quand le monde était très calme
Que les innocents ne mourraient pas
Quand il n’y avait ni famine ni servitude
Elles sont arrivées à cette époque où il n’y avait rien à penser
Cette pensée doit être source d’inquiétude et de soupirs pour certains imbéciles
Jusqu’à ce que le vent s’arrête de souffler sur ces plaines désertes
Jusqu’à ce que le doigt de Dieu finisse par indiquer un bouc émissaire
Voilà ce à quoi ils ont pensé, et à cause de cette pensée
Même quand les enfants dormaient d’un sommeil profond, ils se réveillaient
C’est ainsi que la poésie est née
Shim Bo-seon,
traduction de Jeong Chae-Young et Lucie Angheben