une semaine après sa mort
mercredi 26 février 2025
La lyre d’Orphée, la machine à écrire de Pound, les nomadismes du poétique…
Personne de ma connaissance n’a mieux incorporé l’esprit ni la lignée de la poésie que Pierre Joris, qui s’étendait aisément de Gilgamesh et Ibn Tarafa à Cendrars et aux Beats, de Bashō et des littératures orales du Maghreb aux poètes de Black Mountain et au-delà. Et bien que Pierre ait aussi pleinement vécu dans le Maintenant, il échappait aux pièges de l’actualité, entrant dans le Maintenant et l’exprimant comme un animal, puisque c’est « lorsqu’on devient animal », comme l’a remarqué Emerson, « qu’on est invité dans la science du réel ». « Ce jour », dit Emerson, « est meilleur que notre anniversaire ».
Pierre a traversé limites et frontières non seulement physiquement, par ses voyages et ses enracinements (les divers lieux où il a choisi de vivre), mais aussi linguistiquement, sillonnant le luxembourgeois, l’allemand, le français, l’anglais, l’arabe, Dada, et bien d’autres. De tels lieux et langages, en fin de compte, ne marquent jamais de frontières ni de limites, mais plutôt des seuils, ouverts et poreux, par où cultures et civilisations se touchent et se mêlent ; car il n’y a pas de pureté, pas plus qu’il n’y a de langage pur, ni de mot pur, fixe et stable, indemne de contagion, mais seulement et toujours : des croisements, de la volatilité, des secousses sismiques, la langue ne différant aucunement de la terre, sujette comme elle aux déplacements, aux fissures, aux schismes tectoniques. Le langage n’est pas une chose à conserver comme une confiture, ni à momifier comme un cadavre pour l’éternité, mais à mettre en morceaux, élément à fondre dans d’autres éléments pour engendrer de nouveaux hybrides, inconnus et surprenants. « Toute traduction, et toutes les cultures », disait Pierre, « à un degré plus ou moins important, sont créolisées ! […] Une autre façon de l’entendre serait de considérer — comme le fait Mireille Gansel — la traduction comme une forme de transhumance. Ce qui permet aussi d’interroger l’aspect ‘appropriation’ de l’‘appropriation culturelle’, via ses racines lexicales (‘propre’, ‘propriété’, etc.), et par là le concept de propriété privée comme valeur culturelle (et source du capitalisme) outrecuidante et primordiale, relevant, comme c’est toujours le cas, de peuples sédentaires, qui craignent les nomades et le concept même du nomade. »
Il est des écrivains qui se frayent un chemin au cœur de la réalité par l’isolement, et qui doivent vivre à part, séparés du monde, sinon en guerre avec lui, pour en tirer des symptomatologies, les diagnostiquer avec la férocité nécessaire ; mais Pierre était un écrivain qui ne s’isolait pas du monde ni des gens; par son cœur et par ses écrits, il était entièrement immergé dans la vie, dans les courants qui traversent tous les continents et terrains. C’était une de ses manières d’incarner le mot de Robert Kelly selon lequel le poète est « un scientifique de la totalité », mot qui évoque clairement l’exigence rimbaldienne d’une connaissance entière de soi ; hors de quoi le dérèglement raisonné des sens n’a aucun sens. Bien que Pierre ait eu sa façon d’aller à contre-courant, il allait droit au cœur de la réalité par le contact, par l’intimité, par sa naissance au sein d’autres langues et d’autres cultures. Aux étudiants qui disaient vouloir trouver leur voix, il répondait : « Pourquoi ne pas chercher un sirop contre la toux si vous avez perdu votre voix ? Votre voix, vous l’avez, et vous n’y pouvez rien. » L’écriture, la poésie, pour Pierre, ne consistait pas à habiter sa propre voix, mais à « écouter celles des autres ». « Traduisez », répliquait-il. « Allez trouver ce qui se passe autour de vous et ailleurs dans le monde. C’est là qu’est la poésie. » Ce n’est pas dans le miroir, encore moins dans le bourbier des médias sociaux qui ne réfléchissent ad nauseam que notre propre subjectum comme si rien n’existait au monde que le soi, c’est ailleurs et dehors, dans l’entre-deux, là où la minuscule circonférence de l’identité est enfin subsumée. C ’est un événement dionysiaque.
Les nomades ne se referment pas sur eux- ou elles-mêmes, mais s’ouvrent au monde, à la multitude et au multiple, aux voix qui résonnent partout et ailleurs, aux voix non seulement humaines, mais animales aussi, aux sons mêmes de la terre et du cosmos, au sensorium des fréquences vibratoires qui ne peuvent retentir que dans et par le corps via son implication dans la totalité de la réalité.
« Comme les yeux de Lyncée étaient censés voir à travers la terre, ainsi le poète transforme le monde en verre, et nous montre toutes choses selon leurs propres séries et successions. Car grâce à cette meilleure perception il se tient d’un pas plus proche des choses, et en voit l’écoulement ou la métamorphose ; il perçoit que la pensée est multiforme ; que dans la forme de chaque créature existe une force qui la propulse vers une forme plus haute ; et en suivant la vie de ses yeux, il a recours aux formes qui expriment cette vie, et ainsi sa parole est une avec le flux de la nature. Tous les faits de l’économie animale — sexe, nourriture, gestation, naissance, croissance — sont des symboles du passage du monde dans l’âme de l’homme, pour y connaître un changement, et réapparaître sous une forme plus haute. Il emploie les formes selon la vie, et non selon la forme. Telle est la véritable science. Le poète seul connaît l’astronomie, la chimie, la végétation, et l’animation, car il ne s’arrête pas à ces faits, mais s’en sert comme de signes. Il sait pourquoi la plaine, ou le champ de l’espace, fut semé de ces fleurs que nous appelons soleils, et lunes, et étoiles; pourquoi la profondeur est ornée d’animaux, d’hommes, et de dieux ; car, avec chaque mot qu’il profère, il les monte comme les chevaux de la pensée. » — Emerson
La mort inattendue de Pierre frappe un accord aigu et tragique — —
Il était du monde et le monde était dans ses mots ~
Rainer J. Hanshe
Sudanese Saying
One of the non-
bourgeois of Calais
on one of the last days
of the Great Emptying
I.E. the Shameless Hiding
of the “eyesore”
Calais refugee camps
called “the jungle”
where “jungle” is a translation
of Pashto “dzhangal”
meaning “forest,”
one of these non-
bourgeois of Calais
reported
a Sudanese saying
to object to their,
the refugees’ dispersal,
a saying that says
solidarity
alleviates pain,
& this is how
it goes:
“if we die all together,
death is a feast.”
Dicton soudanais
Un des non-
bourgeois de Calais
l’un des derniers jours
de la Grande Évacuation
I.E. du Camouflage Éhonté
des « hideux »
camps de réfugiés de Calais
appelés « la jungle »,
où « jungle » est une traduction
du pashto « jangal »
veut dire « forêt »,
un de ces non-
bourgeois de Calais
cita
un dicton soudanais
pour s’opposer à leur,
les réfugiés, dispersion,
un dicton qui dit
la solidarité
soulage la douleur,
& déclare
que :
« si nous mourons tous ensemble,
la mort est une fête ».
Pierre Joris, « Dicton soudanais »
(“Sudanese Saying,” Interglacial Narrows,
Contra Mundum Press, 2023)
Textes traduits par Mary Shaw et François Cornilliat, avec l’assistance de Nicole Peyrafitte.
À paraître : Pierre Joris, Poasis II: Selected Poems 2000–2024 (Wesleyan University Press, 2026) ; et In Between Keep Moving: A Pierre Joris Reader, édité par Ariel Resnikoff et Pierre Joris (Contra Mundum Press, 2026).