Dans un thrène déjà ancien, mais qui ne me quitte pas puisque nous ne cessons de perdre ceux que nous aimons, je murmurai : il faut encore qu’une vie soit proportionnée à son néant par l’œuvre.
Eût-il pu ajouter sa mort à son œuvre, on imagine… (ou plutôt « on » n’imagine pas, car ce fut son génie, à lui, Michel) ce qu’il nous eût donné, nous laisserait à pleurer, à frémir, à rire, oui, à remémorer, à imaginer, à perdre…
Pour nous, mortels, quelle est la crainte ? C’est de mourir avant. Avant quoi ? Avant le temps de mourir. Et le mourir vient avant, avant le toujours attendu, le toujours espéré.
Les personnes se cherchent dans l’amitié.
Michel, c’était le JE à l’incipit. Et s’il l’avait post-posé en le répandant, comme fait parfois la phrase à l’écrit (… pensé-je ; demandai-je…), la neige aurait alenti sa phrase.
Nous, c’est forcément les survivants qui le pronomment, cherchant un unisson avant.
Eux, ce sont les morts, eux tous.
Toi, c’est parfois le moi dans le poème (ou dans le soliloque) quand il se tutoie. Mais si le je se tutoie, c’est aussi un « tu » pour toi, mon autre, et toi, tu l’es pour ce toi que je suis quand nous nous adressons l’un à l’autre. Je l’ai perdu, peut dire la femme ou le fils qui l’aimaient, en ceci que je ne l’ai plus pour être un toi pour lui. L’entretien où j’étais ton autre n’aura plus cours.
Mais ce je, ou ce moi, que je rappelais qui fut son incipit, ne s’occupait que d’eux, les autres, moins « autres » pour lui que pour beaucoup d’entre nous, car il fut romancier, et son œuvre est peuplée. Il fréquentait ceux du passé, ne pensant qu’à eux, avec une générosité folle.
C’était en même temps un conteur magnifique : conteur de la littérature ! Ceux qui l’ont entendu, à la radio ou à table, raconter Montaigne ou Mirabeau, Honoré d’Urfé ou Alexandre Dumas, se rappellent leur capture… Je me souviens de nos discussions ; et comme il avait tout lu, et moi très peu, il me reprochait, et à beaucoup d’amis, de préférer « les grands auteurs ». Il ne croyait pas au « canon » ; et m’accusait d’ignorer tous ceux, innombrables, qui l’attendaient sur les rayons obscurs des bibliothèques ; il les éclairait, les suscitait.
« La langue », répétait-il ; étrangement il cherchait une « langue » par livre pour se mettre à l’écrire. Et d’un écrivain qu’il n’appréciait pas, il disait volontiers qu’il « n’avait pas de langue », repoussant mon objection qui faisait état de la « langue française » qui nous est commune. C’était un as de l’hypallage : ce n’était pas que le jambon se déroulât dans l’assiette ; c’était l’assiette qui enroulait le jambon. J’admirais le côté poétique de sa prose.
A partir d’un certain âge, la Vie est comme une contenance qui s’accroît immensément, mémoire débordante… et c’est de plus en plus la même chose que la solitude. Et Couperin en ses Impropères géniales reprend à la traduction latine d’Isaïe le mot bouleversant d’AMARITUDO…
Dans cette mémoire à ras bord, je pourrais jeter la sonde vers les années 60, années du Chemin qui courait le long de chez Gallimard ; années de Jonathamour, du Collège Waserman et du Sentiment géographique ; ou vers les 30 années qui suivirent, où notre Université, la 8e de Paris, quitta les bois de Vincennes pour se transporter à Saint-Denis ; ou vers la revue Po&sie et cet « extrême contemporain » dont il proposa l’intitulé ; un de nos « nous » fut celui de L’Hexameron en 1990 (« il y a prose et prose ») ; la parité fut presque atteinte… qui n’était pas le secret de L’Hexameron, où régna l’égalité non identitaire, i.e. le régime de la différence par le comme : l’un (l’une) est comme l’autre…
Michel Deguy – 15 décembre 2013