Cependant il conviendrait — me semble-t-il — de déployer sous un regard critique de poéticien (et dans le souci téléologique de la vieille question : « à quoi bon des poètes en ces temps nécessiteux ? ») l’éventail entier des « choses de la poésie », pour ne pas nous contenter de l’indifférente juxtaposition des hétéroclites. Et querelleusement, comme on disait au cours des cinq siècles précédents. Non pour mépriser, refermer, exclure — mais pour « le combat spirituel (…) aussi brutal que la bataille d’hommes ».
Il y a une polarité dans cette multiplicité ; il faut l’ouvrir « d’un pôle à l’autre », la considérer ; mesurer l’empan de la question : « qu’en est-il de la poésie aujourd’hui ? ». En langage kantien : que nous est-il permis d’espérer ?
Or la situation aujourd’hui est exemplifiée par ces circonstances : d’une part le « climat général » est bien noté par la phrase de Bernard Comment que j’ai placée en haut de cette page. Les média, le débat public, l’opinion à l’égard du domaine de référence, ou « littérature », qui nous occupe à l’instant, ne portent plus vraiment attention aux poèmes, aux lectures et publications poétiques ; ou une attention superficielle, réduite, secondaire. Le genre est, sinon mort, du moins « mis à sa place » : insignifiante ; séparée de l’intérêt général, sans effectivité sociale, réservée encore à quelques heures dans une vie d’écolier. D’autre part cette surprise : un romancier illustre, Michel Houellebecq, publie un recueil de poèmes chez Flammarion et voici que la presse, l’information qui ne s’intéressaient plus, en font l’événement : trois pages de Libé ; une page du Monde ; un Bernard Pivot dans Le Journal du dimanche… ; des interviews, des émissions, radios-télés, nombreuses. Surprenant ?! Je rappelle que la mort du grand Jacques Dupin Pourquoi éclairer toute la circonstance ? Parce que le recueil de Houellebecq est d’une platitude,
d’une banalité, d’une insignifiance stupéfiantes. n’eut pas même droit à la nécrologie du Monde… et fut « enregistrée » à l’occasion de la vente de sa magnifique collection personnelle chez Sotheby’s, qui permit au journal de parler du « poète marchand ».
Pourquoi éclairer toute la circonstance ? Parce que le recueil de Houellebecq est d’une platitude, d’une banalité, d’une insignifiance stupéfiantes. « Affligeant » serait le terme adéquat.
La poésie française, de Villon à Baudelaire (dont les testaments interpellent les « frères humains »…), de Du Bellay à Mallarmé, de Tristan à Apollinaire, de Jodelle à Aragon, de La Fontaine à Ponge, mais que dire ? qui nommer ? (pour ne pas évoquer les Tragiques ou les Epiques), est d’une richesse stupéfiante ; un thesaurus d’une beauté, d’une simplicité et d’une complexité incroyables… La poésie est son histoire. Et notre temps ne serait remarquable que par cette Configuration du dernier rivage… !? une belle promesse à laquelle rien ne répond dans le volume. J’ai failli citer. Mais c’est inutile : lisez vous-même.
Cette publication va conforter l’immense Opinion dans ses convictions, ses habitudes : pas la peine ! L’élégiaque asthénique, refuge des narcissismes à petits pieds comptés, chantonnables peut-être, ça ne vaut pas une bonne petite exposition de photos, un show télévisé, une soirée de rock ! C’est déprimant.
Quant à ceux qui tentent de maintenir l’ambition séculaire et l’inventivité géniale de « l’imaginativa » en poèmes tout au long du XXe siècle, héritiers de la conception de Baudelaire pour lequel la poésie est une faculté, de clairvoyance par « la netteté des idées » et « l’espérance » (lettre à sa mère de 1855), ils passent pour ennuyeux et prétentieux. Leur intellectualité est « chiante » (sic), disait — dans Le Monde — une personnalité-du-monde-culturel.
La polarité diamétrale que j’évoque, entre les grandes poétiques du passé et les tristounettes chansonnettes (pas du tout verlainiennes) du poète-romancier marqueur fameux de son époque, doit être exposée, creusée, disputée, déchaînant les passions et les querelles ouvertes. Une « Maison de la poésie » peut accueillir ce « débat ». Je prélève ce terme dans l’actualité de la presse : c’est le titre d’un périodique notoire qui prend la mesure des enjeux de « notre temps ».
La poésie doit, et peut, prendre part au(x) débat(s). Elle est engagée malgré elle. Rengageons-la, faute de quoi elle sera dégagée. C’est dans les débats avec les combats du temps, anthropologiques, politiques, scientifiques… géo-logiques, éco-logiques, qu’elle continue d’exister, développant son originalité, ses « facultés », ses « espérances ». Plutôt que de se traîner dans ses soirées résignées au second rôle. L’ouverture même du débat, et interne, fait question. Saisissons-nous en. Non pas pour une « séance » ; mais tout au long, discontinûment, de cette nouvelle phase de la Maison; comme son ouverture même, déchirée, conflictuelle, mouvementée.
Michel Deguy