La publication chez Manucius, dans une édition due à Denis Aucouturier, de la correspondance échangée entre Maurice Blanchot et Vadim Kozovoï [1], et initialement publiée dans le n° 112-113 de Po&sie [2], constitue un objet précieux, en ce qu’il permet de mieux connaître le poète fulgurant que fut Kozovoï, en ce qu’il révèle, aussi, un autre Blanchot, passionné, douloureusement sensible à l’autre et au grand vent de l’Histoire — un Blanchot que l’on serait tenté de dire russe, quasi dostoïevskien. De cet échange, bel exemple du prix que Blanchot accordait à l’amitié, Éric Loret donne, dans les pages littéraires de Libération du 18 juin, un affligeant compte-rendu. Le titre en est en soi tout un programme : « Blanchot devant » [3]. Où l’on apprend, entre autres intéressantes révélations, que Blanchot avait inventé Facebook, lui qui « passa sa vie à être ami avec des gens qu’il ne rencontra jamais », et les « Google ads », lorsqu’il recommande… « Po&sie, une revue qu’il faut lire »… certes !
Quant à Vadim Kozovoï, le journaliste, qui ignore manifestement son œuvre poétique, voit exclusivement en lui « un dissident traducteur de Char et de Michaux ». L’article tout entier émarge à une sorte de version light du Zeitgeist : un mélange de dérision et de désinvolture potache, mâtiné, en l’occurrence, d’une malveillante incompétence.
C’est que, faute de donner à lire la correspondance Blanchot-Kozovoï, ainsi que La Parole ascendante, le critique se livre à une entreprise de ravalement. Il s’empare de cette publication pour mieux démasquer le Blanchot intime, enfin révélé, croit-il, derrière la pose du « grand-écrivain-invisible». Dès les premières lignes, l’aigre musiquette du rabaissement systématique se met en marche. Elle tiendra lieu, tout du long, d’analyse sérieuse de ce qui est en jeu, au plan politique, historique, poétique, entre les deux écrivains. De la correspondance, le critique picore quelques miettes. Le voilà, par exemple, qui jubile : il arriverait à Blanchot, dans sa correspondance, de se montrer aussi plat et trivial que nous tous. Dès les premières lignes, l’aigre musiquette du rabaissement systématique se met en marche. Elle tiendra lieu d’analyse de ce qui est en jeu
au plan politique, historique,
poétique, entre
les deux écrivains. Joie et soulagement du critique, qui se fait maître d’école : « On constate aussi, hélas, ce qu’on n’aurait jamais voulu savoir : tel tic de langage (“en profondeur”) ou tel cliché de pensée (le “peuple russe qui a tant de mérites et qui a connu tant de souffrances”), c’est-à-dire que l’auteur du Livre à venir a pu parfois faillir, voire s’exprimer aussi platement que nous : “Je suis sur les dents”, signé Maurice Blanchot, le 24 février 1983. » Voici Blanchot réduit au rôle de stratège en chambre, « suggérant diplomatiquement à son ami démuni de ne pas solliciter trop d’institutions à la fois, ou spéculant sur les rapports de Mitterrand avec l’URSS. » Quid, ici, du désespoir actif devant les bégaiements de l’Histoire — voir, entre autres, la lettre du 18 novembre 1982 au sujet de la mort et de la succession de Brejnev ?
Ce qui frappe, dans ces notations ricanantes, c’est le ressentiment, d’autant plus vivace qu’insu, le désir de meurtre mal travesti sous les coups d’épingle, calembours pauvrets, et autres anachronismes « fun ». On avait lu, dans Libé, des compte-rendus autrement stimulants, des réflexions autrement argumentées, et qui donnaient, eux, envie de lire et de penser. Ici, le petit critique « se paie » le grand écrivain-penseur — entreprise sur laquelle Montesquieu, dans sa Défense de l’Esprit des lois, a dit en son temps l’essentiel :
« On vient nous mettre un béguin sur la tête, pour nous dire à chaque mot : “prenez garde de tomber ; vous voulez parler comme vous, je veux que vous parliez comme moi.” Va-t-on prendre l’essor ? ils vous arrêtent par la manche. A-t-on de la force et de la vie ? on vous l’ôte à coups d’épingle. Vous élevez-vous un peu ? voilà des gens qui prennent […] leur toise, lèvent la tête, et vous crient de descendre pour vous mesurer. »
C’est Blanchot qu’on passe sous la toise… et auquel on finit par décerner le coup de pied de l’âne. Que le lecteur se réjouisse ou s’afflige : il trouvera ici deux coups de pied pour le prix d’un. Que l’on juge du premier : « l’effet le plus paradoxal de cette publication est qu’elle fait mesurer à quel point, en à peine une décennie, Blanchot (et Foucault, et Derrida) a disparu du paysage intellectuel français. » Mais où Eric Loret a-t-il vu que « Blanchot (et Foucault, et Derrida », auraient, pêle-mêle, disparu du « paysage intellectuel français», alors qu’ils sont plus que jamais présents dans les publications, les colloques [4], et plus largement, les réflexions de tous ceux qui tentent de penser à rebours d’une certaine entreprise de médiocrisation ambiante ? Ce que Loret nomme le « paysage intellectuel français » est manifestement un bien petit canton, sis quelque part entre les rivages de Fiction facile et les hameaux de Littéralité chic…
Coup de pied de l’âne bis, et bouquet final : « Celui qui écrit (lettre 102) que sa tâche consiste à “penser selon la discontinuité, penser la discontinuité, rompre avec la nostalgie de l’Un, sans cependant céder sur sa nécessité” peut-il encore servir à penser le monde naturalisé et médusé que réalise la globalisation ? Pas sûr. Le moment était donc sans doute venu de le cuisiner à cette sauce intime qu’il a toujours haïe et, à travers l’anecdote, de le mettre à la portée d’un siècle où l’infini n’a, faute d’infini, plus besoin d’entretien. »
Voilà que le critique se prend les pieds dans le tapis de sa pseudo-démonstration, manquée faute d’avoir pris le temps de déplier et d’entendre le propos de Blanchot. Car cette phrase qu’il cite en exemple d’une langue absconse et d’une pensée qui aurait fait son temps — comme on le dirait cyniquement d’une commode ou d’un grand vieillard — comment ne voit-il pas qu’elle nous donne aussi les moyens de réfléchir la globalisation à l’œuvre ?
(… « Quand on écrit sur les grandes matières, il ne suffit pas de consulter son zèle, il faut encore consulter ses lumières ; et, si le ciel ne nous a pas accordé de grands talents, on peut y suppléer par la défiance de soi-même, l’exactitude, le travail et les réflexions » : Montesquieu, encore…)
… Comment ne pas voir — c’est-à-dire : lire — que l’épuisant travail auquel se voue l’écrivain-penseur, et dont on trouve les échos dans la Correspondance avec Kozovoï, mais aussi dans L’Entretien infini, puis dans L’Ecriture du désastre, consiste, précisément, à combattre, de l’intérieur, avec les armes de l’un, le principe même de l’un, ce principe -mono, à l’œuvre précisément dans la globalisation contemporaine, et analysé, sous d’autres modalités, par Jean-Luc Nancy dans La Déclosion ? Il fallait, certes, au critique, cette méprise (ce mépris ?) pour amener la mesquine clausule finale, mélange de dialectique du pauvre et de nihilisme sans grandeur. Rendons grâces à cette correspondance, dit-il en substance, d’exhiber les pieds d’argile du colosse, afin de prouver, si besoin en était, que « l’infini n’a, faute d’infini, plus besoin d’entretien. »
L’infini ? Il a plus que jamais besoin de nous, et nous, de lui. Blanchot et Kozovoï en leur entretien nous aident à en relancer l’idée, très au-delà des positivités mal comprises dont l’articulet de Libération constitue, jusque dans ses pénibles mots d’esprit, un éclairant symptôme.
Gisèle Berkman