Le décryptage n’opère ni sur la lettre visible, ni sur la lettre volée mais sur la lettre recouverte ou dissimulée. Il implique une certaine compétence, la prescience et la maîtrise d’un code, du temps. Il succède à une opération précédente exigeant également une certaine compétence, la maîtrise d’un code et un peu de temps. La lettre n’en est plus vraiment une : elle est devenue du chiffre, du dessein ou du leurre. La lecture n’en est plus exactement une non plus : l’activité ressortit à l’expertise cryptogrammatique, à la sagacité en matière de résolution d’énigme. Elle peut réclamer une paranoïa légère ou déclarée, parfois un goût pour la police ou pour le policier. Qu’une partie de la presse rende compte de l’information sur ce mode — décryptage d’un conflit ou d’une situation, comptes ou personnalité décryptés — témoigne de l’un et de l’autre. On nous cache quelque chose.
Décrypter, ce n’est donc ni lire ni interpréter ; ce n’est pas non plus tout à fait déchiffrer. Déchiffrer, c’est comprendre ce qui cache et, par là, découvrir ce qui est caché. Décrypter, c’est découvrir non plus l’objet ou l’événement dissimulés mais le caché lui-même, c’est ouvrir la crypte, la mettre à ciel ouvert. Décrypter, c’est révéler tout en flattant l’attrait que peuvent exercer le camouflé, le crypto, le clandestin. Ce n’est pas toujours très drôle. Plus un état est policier, plus il favorise l’encodage du réel et les discours dissimulés. Plus il décrypte, plus il invite à crypter et plus il fait de chacun un décrypteur en acte ou en puissance, développant la compétence et généralisant le soupçon.
Je me suis demandée s’il pouvait arriver que décrypter ait du bon. Je veux dire qu’il ne soit ni le fait d’une psychose paranoïaque ni celui d’un syndrome policier. Le décryptage peut-il être l’exercice du secret ? Si le terme d’exercice ne fait pas tout à fait disparaître un usage, ni même un pouvoir, associé au secret il implique certaines formes de décentrement. Le secret n’est pas simplement recouvert ou dissimulé. Il ne suffit pas, pour le percer, de décoder un chiffre ou de soulever un couvercle comme le faisait le démon Asmodée. Il est le fait d’une mise à l’écart, d’un éloignement. L’exercice du secret persiste à séparer, à isoler. Il entreprend parfois de se transmettre pour être partagé. Décrypter, dans le contexte de l’exercice du secret, consister à décoder le caractère réservé d’un savoir. C’est une forme particulière de transgression qui peut conduire assez loin.
La jeune fille, par exemple, occupe la fonction de postière dans une petite épicerie du Nord de Londres. Elle y décrypte des télégrammes indéchiffrables, les encode et les envoie. Au-delà, elle perce des secrets qui ne sont pas pour elles. « La jeune fille avait vu toutes sortes de choses curieuses et élucidé toutes sortes de mystères. » Dans ce roman d’Henry James, intitulé Dans la cage en référence à la cabine séparée où travaille la petite télégraphiste, une employée modeste tient entre ses mains les fils de vies aristocratiques et aisées, où des êtres sont capables de dépenser à tout moment l’argent d’un télégramme pour déplacer un rendez-vous, transmettre un numéro de téléphone, exiger une présence. La jeune fille y développe une étonnante compréhension des situations les plus éloignées de son existence et de son monde, de ce qui lui est permis d’espérer. « Parfois la jeune fille se laissait emporter et imaginait trop de choses et parfois elle n’en imaginait pas assez, mais dans les deux cas l’erreur finissait par être réparée, car elle avait une merveilleuse mémoire des indices. » C’est une empathie poussée au point de l’identification parfaite, d’un devenir autre. Elle sort alors littéralement de la cage et se retrouve à cheminer de nuit dans Hyde Park en compagnie d’un Lord, ayant transgressé à la fois les frontières sociales et les codes de la bienséance exigés pour son sexe. Alors que la cage était l’espace de l’interprétation, la sortie dans le parc correspond à l’entrée dans un réel impossible ; une expérimentation incroyablement exaltante mais blessante. « Elle avait fini par en savoir tant qu’elle ne pouvait plus interpréter, il n’y avait plus d’obscurités qui lui fissent voir clair… il ne restait qu’une lumière crue. »
La fin de l’interprétation ouvre le règne du décryptage comme exercice du secret. Une page désormais blanche et des figures presque nues qui entrent dans la trame. L’expertise ne porte plus sur les codes sociaux ni sur les divers schémas des intrigues amoureuses. Elle est pratique de la fissure et de l’écartement. Le plaisir d’un savoir trop grand, inutile, est plus puissant que celui de tomber amoureuse en se sachant aimée.
Il y a les interprètes, qui vont s’employer à retrouver le Sens. Pour les interprètes, le Sens est presque toujours Dieu. Un contenu manifeste ou une apparence trompeuse le dissimulent au regard. Toutefois la chose est sûre, la maîtrise de codes appropriés et le déchiffrage des bons signes en viendront à bout. Et puis il y a certains employés au décryptage qui font exploser le sens dans toutes les directions. À condition de faire du décryptage un exercice non du dévoilement mais du secret : celui qui révèle les séparations, les coupures sociales, les exclusions et qui conduit à se blesser en essayant de franchir les frontières.
L’exercice du secret est un art de la transgression. On pourrait tenter d’en énumérer quelques formes : le métissage, le métissage social, la transsexualité, le devenir-animal, le refus de l’interprétation, toujours impliquer le corps dans le travail de l’esprit, se mettre à l’écart mais ne pas se cacher tout à fait.
Tiphaine Samoyault