L’ébriété « identitaire » des patriotismes dopés aux célébrations « culturelles » et au sport, voire aux émeutes nationalistes, l’hiver de l’inculture générale entretenue par des scolarités étanches et des nostalgies de grandeurs historiques ; la lassitude de l’Esprit, qui naguère encore cherchait sa communauté (Husserl, Valéry, Nobel, Mann, Patocka et tant d’autres « grands esprits »), la défonction de la grande littérature, l’inappétence des systèmes d’enseignement pour l’apprentissage enfantin de plusieurs langues…, tous ces mauvais alliages conspirent aux malentendus persistants, à ce « temps du mépris » (Malraux) continué entre nations. Contre quoi seulement cent projets de traduction dans l’acception la plus polysémique et générale du terme, celle de la confiance en « l’épreuve de l’étranger » (Antoine Berman), pourraient, et sauraient, réorienter un effort et un espoir plus communs.
En voici un.
Comment forcer, si je puis dire, la Russie à s’intéresser à une Europe autre qu’économique, pour un moment de respect (c’est le cas d’employer ce grand mot kantien) et d’admiration. Or la Russie a une enclave en Europe : elle a maintenu contre toute vraisemblance une tête de pont, une colonie européenne extorquée par Staline à l’inculture de la politique américaine. Sa patte polaire énorme (que sa boulimie arctique récente élargit encore) pose sur un morceau d’Europe et de quelle excellence ! Je veux parler de Königsberg, le « mont royal », la Ville d’Emmanuel KANT ! Ainsi la cité, la patrie, du Moïse de l’Europe, dont le nom fait mémoire de l’âge des Lumières, fut recouverte, et demeure cachée, sous le pseudonyme de Kaliningrad ! Outrance et outrage stupéfiants quand on se rappelle que Kalinine fut ce compagnon de Staline dont l’effarante longévité soviétique nous assure que l’énormité des crimes dépasse de loin celle de ses collègues, qu’aucun tribunal international n’évoquera ni ne jugera jamais.
Je propose — non d’offenser la Russie, bien sûr — mais, à défaut de pouvoir reprendre la cité en lui restituant son nom très illustre en Europe, de proclamer « Königsberg » capitale intellectuelle et spirituelle de l’Europe, plutôt pour toujours que pour un an ; et donc d’y organiser une grande fête inaugurale de la culture européenne avec l’accord et la participation des autorités russes. Fête des Lumières, de l’émancipation humaine, du cosmopolitisme européen, et de nul autre Être Suprême que de la raison démajusculée. Qu’il n’y ait pas que l’accélérateur de particules helvétique et l’intelligence scientifique à transcender les obscurantismes et les chauvinismes.
Michel Deguy