Qu’est-ce que « le Centre » ? La réponse est ancienne, aussi ancienne que la réflexion sur le « jugement ». Le centre est partout (Blaise Pascal). La justesse du « milieu » (Aristote) n’est pas d’un point, mais de l’empan d’un équilibre qui, pour tenir en marchant, déploie son balancier loin des deux côtés : en politique, à la Droite et à la Gauche. Le polygone de sa sustentation s’élargit pour un « centre de gravité » introuvable qui n’existe pas, si l’on veut (Claude Lefort), mais qu’il faut construire : loin à gauche autant que loin à droite. Sa syntaxe n’est pas celle du ou disjonctif (« de deux choses l’une (…) »), ni du ni-ni raccourcissant la contrariété, mais du et-et, ramenant les extrêmes vers un centre. « Les deux, mon général ». Aucune mesure droitière sans sa contrepartie équilibrante à gauche. Par exemple, si c’est d’ordre, d’autorité et de sécurité, il s’agira de faire place aussitôt non pas à sa négation « contradictoire » (désordre, laxisme, insécurité), mais au bon contraire de la contrariété constitutive, à savoir à la prévention, à l’éducation, à la réhabilitation (Victor Hugo).
Or le pluriel indéfini des « valeurs », obsessionnellement alléguées, paquet cadeau éclectique en « famille » — puisque la droite se prend pour une « famille » , alors que la chose politique (et donc un « parti ») procède de la séparation du privé et du public —, entretient la confusion des indistinctions. Il s’agit plutôt d’idéaux, dont l’idéalité est constructible par disputations.
Vous voulez des « noms de famille » ? Celle du centre juxtaposerait les enfants de Mendès, de Chaban, Delors, Rocard, jusqu’à Valls et Macron, et, pris sur la droite les enfants de Giscard et Seguin, Juppé, Bayrou, Raffarin, jusqu’à Fillon ou Bertrand ; et alii. Gouverner au centre est impossible ? Il faudra bien essayer, si les extrêmes irrécupérables sont trois : les abstentionnistes, le FN, et les sarkozyques… Le socialisme (XIXe-XXe siècle) a vécu ? Mais la gauche demeure, dans son opposition à la droite, « avec » la droite, evergreen.
Si « l’identitaire » revient, hantise réactionnaire (« Qui sommes-nous ? Et eux ? »), la contrariété demande la prise de mesure de l’opposition diamétrale et conjugale entre la définition nationale de la citoyenneté patriotique (H. Arendt) et l’altérité, le cosmopolitisme, la paix comme « à-venir » d’un monde, la réconciliation par la vérité (Mandela)… En même temps que (en même tant que…) la vigilance armée (jugement, punition, usage de la force) contre la défection, l’entropie générale, la pulsion hominicide. La seule radicalisation souhaitable est celle de la lucidité contre l’avenir des illusions. La seule radicalisation souhaitable est celle de la lucidité contre l’avenir des illusions.
L’être n’est rien s’il n’est en trans : transhumance de l’humanum (« Nihil humani a me alienum puto »). Trans veut dire : de l’autre côté, par-dessus. Faire passer. Ce n’est pas parce que la pensée en est difficile, complexe (Edgar Morin) et lentement, conflictuellement élaborée dans la réflexion de « philosophie politique » au cours des siècles de l’émancipation qu’il faut l’assourdir ou la taire pour un électorat populaire — en « simplifiant les choses », démagogiquement. Faire parler cette histoire par citations des Anciens (Machiavel) relève de la responsabilité de la pensée politique. Un « homme d’Etat » est celui qui fait passer plus de vérités (donc de complexité) en action politique. Parler comme la sobre éloquence passionnée d’un Obama à son peuple d’immigrés est nécessaire. Il agit en passeur — qui fait passer. Quoi ? La trans-ition. Il ne s’agit pas d’abolir la Nation, d’omettre le patriotisme, mais de les ouvrir à leur dépassement-qui-conserve. Vox populi ? Un peuple n’a de voix que si on le fait parler… malgré lui, contre le « sondage » du pire. Il veut la peine de mort ? Que les peu-nombreux (oligoï) qui l’éclairent (enlightment) lui en imposent l’abolition. Il veut le lynch ? Faisons disparaître les boucs émissaires.
J’en viens donc à la déchéance. Le verbe est terrible. Il résonne comme une privation d’être, on y entend un anéantissement. Punition ultime d’un mal absolu. Nul ne veut sa déchéance déshumanisante. De Satan, Victor Hugo versifiait : « Depuis quatre mille ans Il tombait dans l’abîme ». Quelle chute sans fin ! La menace planante ressuscite le Veau d’or de la superstition et du lynchage. Installant la déchéance, vous renforcez la haine et polluez l’air de la Cité de gaz à effets de mort. Le mauvais imaginaire, comme il y a un « mauvais infini » (Hegel), envahit les « familles » repliées sur elles-mêmes. Et jusqu’à celle du PC, dont le récent slogan électoral (Pierre Laurent) proclame « Nos vies d’abord ! ». S’il faut à un temps d’urgence une mesure violente contre la violence, la privation provisoire des « droits civiques », une suspension de citoyenneté proportionne plus raisonnablement la sentence au crime. A droite et à gauche, carton jaune pour Alain Juppé et François Hollande, ne constitutionnalisons pas la déchéance.
L’a-venir (Jacques Derrida) est à la liberté pour chacun d’un choix de multinationalités (Jack Lang).
L’identité n’est pas derrière, mais devant nous. Un nouveau Principe d’identité est l’à-venir de la raison.
Michel Deguy