« Future vigueur » — 14 juin / Marché de la poésie

Michel Deguy
par Michel Deguy

Discours d’ouverture du 30e Marché de la Poésie, prononcé le 14 juin 2012 à Paris, Place Saint-Sulpice, par son président d’honneur : Michel Deguy.

Chers amis, un mot sur la place, sur place…

La place de la poésie semble bien établie sur cette place poétique, depuis tant d’années — qu’il pleuve ou qu’il luise — et cela importe d’autant plus que celle-la (la place de la poésie) est non pas menacée mais ambigument reconnue. Avant d’en dire un mot très bref, laissez-moi… placer une allusion autobiographique : depuis plus de trente ans, je fais rue Férou, à cent pas d’ici, chez Belin, avec Belin, et tant d’amis ici présents, la revue Po&sie (et sa collection). Je considère (on dirait dans le ton de l’époque « je vis »…) Saint-Sulpice comme une annexe de Belin. Et même si la réflexion que nous développons sur « le culturel », et « le Marché », est aussi rigoureuse qu’ancienne, aiguisée, vigilante, virulente, nous sommes chez nous ici, et je vous remercie de m’avoir invité à saluer l’événement dans la mémoire d’Arlette Albert-Birot, cet événement que les affiches appellent aussi de foire, à louer sa récurrence, sa constance.

 

La poésie est partout ? Sans doute ; mais ce n’est pas si simple. Elle est reconnue, mais (on va dire) comme une puissance seconde dans l’espace culturel, sur le marché (peut-être pas par-dessus le marché), et pour sa diversité extraordinaire, ses métamorphoses incessantes qui la rendent insaisissable, et en quelque sorte « homonymique ». En même temps qu’on lui fait sa place, et « officielle », et de plus en plus démultipliée, si je puis dire, on lui représente qu’elle n’a pas à s’en faire, ni à en faire trop. Il y a en tout cela non pas une « contradiction », mais plus gravement, plus radicalement (et peut-être, donc, y a-t-il là ce que Rimbaud appelle une « future vigueur ») ; il y a, dis-je, une « contrariété », profonde, qu’il faut méditer — et donc futurible, futurante, « futuriste »…

Deux exemples : il est bruit que le CNL songe à supprimer sa « Commission pour la poésie », âgée de dizaines d’années (je l’ai présidée jadis, sous le consulat du légendaire Jean Gattegno), il paraît qu’on ne « pressent » plus pour elle de président, au prétexte d’un « regroupement »… dans lequel, bien sûr, elle aura « toute sa place ». Il est bruit que la Mairie de Paris songe à changer l’appellation de sa « Maison de Poésie »… « Allons !…  de poésie, ce n’est pas la peine, puisqu’on ne songe qu’à elle, à vous… Puisqu’on vous dit que votre place sera toujours plus grande… »

 

Il est donc excellent que cette place-ci, même si c’est au nom du marché, garde son nom : fête, et marché, de la poésie ; et j’ajoute : de papier, ou en papier, en volumes innombrables polymorphes, quels que soient le présent et l’avenir du « en ligne ». Scripta (in libris) manent. La « poésie », une des grandes choses, choses premières et dernières, quelque chose de spécifique, de singulier, de toujours inconnu (disait Baudelaire), même au risque de l’illimitation que je viens d’appeler « homonymique »… Oui, à sa future vigueur !

Michel Deguy