Homélie — À Marie-Claude Brossollet

Michel Deguy
par Michel Deguy

Hommage de Michel Deguy à sa belle-sœur, décédée le 19 avril 2019, prononcé lors de son enterrement à la basilique Sainte-Clotilde

Ma petite belle-sœur, ma grande belle-sœur, Marclo ; ma sœur,

pour vous tous ici, neveux, nièces, amis, pour votre jeune mémoire, je vais remonter loin en arrière afin que vous vous souveniez de ce que vous ne pouvez pas vous rappeler. À ce qui ne devrait pas en finir (et en vous demandant d’autoriser le « je » par lequel je dois bien commencer).

En 1948, il y a un siècle, quand j’arrive rue Férou, c’était de nuit très tard chez Yves, lorsque nous préparions les Grandes écoles, et Marie-Claude avait six ans. Je ne commençais à la découvrir qu’en devenant son beau-frère en 1953 et en prenant une petite part protectrice affectueuse à son devenir Marie-Claude Brossollet Belin, c’est-à-dire d’abord lycéenne, latiniste, philhellène, lectrice, écrivante… Je ne suis pas avec vous ce matin pour retracer sa carrière, mais dans le recueillement pour dire comment et combien j’aimais Marie-Claude.

 

Quant à l’admiration ? Éditrice « scolaire »… Ça veut dire au service de l’enseignement en France pendant deux générations. Maîtresse d’école, maîtresse des maîtres, servante de l’Éducation nationale, plus ou moins mal secondée par les ministres changeants. Et non seulement dans son travail expert documentaliste, graphiste, iconodoule, secondée et secondante dans les équipes qu’elle savait rassembler mais, disons-le, savante… sans vanité avec les historiens. Résultat ? Parmi d’autres, les formidables collections de « l’Histoire de France » et des « Mondes anciens » récentes, c’est-à-dire œuvrées et ouvragées après sa présidence et sa direction de Belin.

 

Le meilleur eût été de retrouver pour le citer l’hommage affectueux et précis que Jacqueline de Romilly, sa professeur révérée, cette grande dame sage-savante, σοφός σοφή, lui adressa le soir où elle lui remettait, parmi les grands professionnels de l’Édition, la Légion d’honneur, celle qu’elle portait sur son lit de mort.

Le Monde a retracé la vie intensément active de Marie-Claude éditeur(e), qui avait commencé par une vocation de journaliste et d’un premier emploi au Monde de Beuve-Méry, heureusement interrompu. J’aurais aimé vous raconter la première des vies multiples de Marie-Claude, découvrant New York assistante en langue (FLE ?), habitant Cornelia Street au coin de la 6e Avenue, et le rôle que je jouai dans cette américanisation décisive pour les langues de Marie-Claude, immense lectrice, au moins en ceci que je la présentai, et son amie Hélène, à Alain Clément mon ami washingtonien correspondant du Monde (toujours « le Monde »…) dont je ne peux faire récit, il faudrait trop de pages. Je cherche donc plutôt à éclairer pour vous deux ou trois secrets de la singulière, de l’unique Marie-Claude.

 

Max et Marie-Claude nous quittent la même année ! Ce couple fraternel étonnant, inlassablement innovateur et responsable à soixante-dix heures de travail hebdomadaire, pilier de la famille jusqu’à la manne financière terminale, demande à être aussi éclairé joyeusement, sous un aspect que ne soupçonne guère la plupart d’entre vous et que je comptais évoquer le 12 février dans cette même église Sainte-Clotilde : Max jeune homme, quelques décennies antérieures à celles des belles photographies de cette messe, était aux Beaux-Arts ; architecte et musicien, il n’était pas seulement « drôle », comme on dit facilement, mais partageait un génie du rire avec des improvisateurs fantastiques : entraînés par Bernard Granier, il y avait Bertrand Poirot-Delpech, Jean-François Deniau (oui, le futur ministre), Renaud de Balzac qui deviendra l’architecte de Belin, Max bien sûr, Christopher Thiéry, le futur interprète simultané de Mitterrand dans les conférences internationales, et bientôt Sylvie Joly. Retenez qu’avant Devos, Bedos ou Coluche et aussi la future fameuse Sylvie Joly, ces amis ont inventé une virtuosité nouvelle dans le grand jeu des mots, la signifiance de la langue comme on allait bientôt dire dans les années linguistiques, prouesse hilarante neuve – je ne dis pas « humoristique » parce que cet anglicisme est bien trop faible. On appelait ça le rire du samedi. Les téléphones nous ameutaient pour « faire-le-rire » du samedi soir, souvent à Saint-Germain-des-Prés dans la De Dion-Bouton de Granier.

Pourquoi cette annonce un demi-siècle après ? Marie-Claude était trop jeune. Mais je suis sûr que la coopération vitale avec Max trempait, et trempa, dans ce fonds inétanchable de gaîté sarcastique, d’audace verbale de mimesis rhétorique et poétique : cousine profane, voire profanatrice, de la Joie. Même l’Ecclésiaste aurait pu dire : il y a un temps pour tout, et aussi pour le rire inextinguible des humains. Les Anges sourient, nous le savons par les cathédrales ; mais peut-être rient-ils aussi…

 

Un autre aspect maintenant, du côté secret de Marie-Claude, et je mesure la difficulté de l’évoquer, puisque le secret reste toujours au secret de la singularité… Ainsi aurais-je juré que Marie-Claude, aussi fidèle qu’imprévisible, serait demeurée au splendide 8 rue Férou, dans la piété à la fois virgilienne et chrétienne, latine et catholique, « pietas » de Solange et Jacques entre la cure sulpicienne et l’église servandonienne (et aussi entre Chateaubriand et Man Ray)… Rive gauche ! Or elle traversa la Seine pour le Louvre et la Madeleine avec Soraya. J’aurais parié qu’elle conserverait, du côté proustien de Méséglise, son mesnil gaillardonien… et elle quitta le mesnil pour inventer « La Mérie » avec Soraya.

Elle aura donc été l’indivision d’une constance, d’une fidélité, d’une Foi inébranlable… et d’une entière liberté, d’un non-conformisme allègre, à la fois audacieux et respectueux – secret. Le monde féminin de Marie-Claude épousa le monde féminin de Belin, où la parité ne fut jamais respectée, mais à rebours de la disparité ordinaire.

 

Maintenant la poésie, et ma reconnaissance extrême. Grâce à Max et Marie-Claude, j’ai pu fonder la revue de l’esperluette, Po&sie, en 1977 ; aujourd’hui quadragénaire. Les premières années, c’était dans le bureau de Marie-Claude, observatoire panoptique de la Maison, que nous élaborions et achevions la préparation des numéros, à côté de Geneviève Bouffartigue avec Annie, non loin des maquettistes avec Line, de la fabrication avec Jérôme. Longue durée là encore du cercle vertueux ; je n’en dis pas davantage, sous la devise « On continue ! » – quels que soient les obstacles, et toujours sous l’étoile des « humanités », voire de l’humanité, que Humensis retient encore dans son sobriquet.

Marie-Claude n’était plus « lectrice » de mes poèmes – peut-être depuis cette autobiographie intitulée Un homme de peu de foi (pourtant publiée par Bayard !), et même si le « peu » réserve encore la fides dans la palinodie, qui n’est pas apostasie. C’est pourquoi j’ose, au risque de vous déplaire, lui dédier rétrospectivement ce bref poème écrit à la porte Vaugirard du Luxembourg, côté « Pour la science » de Belin.

 

Les âges s’apaisent au jardin

Stagnants mêlés aux statues

L’eau ne manque ni ne déborde

Des oiseaux verts s’en détournent

Aux genoux des femmes du gravier le soleil supplie

 

Ne laisse pour le compte

Le jardinier roulé sur son échelle roulante

Assis parmi les cimes avec sa faux

Ni les linges de la cure sous le porche bleu

 

Le poème commue

La peine en roseau

La pudeur en laurier

Le meurtre en perdrix

C’est un nom composé

Avec le côté pierre des pierres

Les prénoms des vivants

La moue en ure de luxure

Avoine et pivoine siamoisées sur le champ

— Et de toute façon la distance

Qui sépare les linges

Du poème privé de genèse

 

Très chère Soraya, je clos cette étrange homélie en me tournant vers vous, dans l’effusion réciproque de notre chagrin souriant à travers les larmes – avec affection et gratitude.

Michel Deguy