Gâchis — At “Home”, ou la nacelle éperdue

Michel Deguy
par Michel Deguy

Pourquoi Home, de Yann Arthus-Bertrand, est un film raté.

Quel dommage ! Voici une Terre vue du ciel, d’ensemble et de haut, d’un pôle à l’autre, ceinturée, peignée, effleurée, caressée du regard, longitudinalement et latitudinalement, enveloppée, choyée, aimée, valétudinaire et pansée… mais pas pensée ! Quel dommage ! Il fallait inventer un autre verbe que « photographier », pour une nouvelle manière de saisir la nouvelle manière d’être des choses, en « images », une nouvelle donne pour le donné, pour ce qu’il en reste ; pour présenter cette funeste métamorphose de la Terre… Et c’est manqué !

 

Ç’aurait pu être la grande chose, le cinq-semaines-en-ballon d’une nouvelle ère, le GEO du cinéma, le voyant lumineux de la menace, la bande-lumière du péril. Il fallait contracter un nouveau pacs du visible et du dicible, un remariage des yeux et du langage, de la musique et des phrases, des pensées et du cadastre, du parti-pris-des-choses et du compte-tenu-des-mots. Autre chose que des « images », toujours des images télé pour un « vivez en direct, en temps réel », comme si vous (n’)y étiez (pas), d’une fin du monde en prime-time ; crever la téléréalité, éviter toute ressemblance avec la pub. Il s’agissait de détacher le monde de l’environnement, le Welt de l’Umwelt ; de « rassembler la beauté de la Terre », comme dit le poète, en s’effrayant de ce que la beauté comme levier, comme alerte, ne suffise plus. De refaire la différence entre le fini pris pour l’infini (la ressource terrestre, les « richesses ») et l’infini, l’autre infini, celui de Leopardi et aussi celui qui dictait à Pascal cette pensée que « l’homme passe infiniment l’homme » (qu’est-ce à dire ?). Arracher la tique humaine à son terrier (son éthologie) ; protéger la terre réfractaire de la mondialisation qui l’émonde, de l’immondice qui la suffoque, et finalement la déterrestre. Bref, faire entrevoir la différence entre l’écologie écouménale, œcuménique, profonde, radicale, et les insuffisances de l’environnementalisme ; se demander si le « développement durable » (sur lequel, bien entendu, Home fait sa conclusion optimiste, Allez les gars !) peut suffire à « sauver la terre » et d’abord les mondes de la terre ; si le principe de précaution (la mise en « Réserves » de la ci-devant Nature) n’est pas inégal au principe de Responsabilité (Hans Jonas) (car « cela est d’un autre ordre », Pascal).

Donc il fallait, chemin faisant, parler de cette vue de surplomb elle-même, prendre vue sur la vue, « critiquement », ce qui ne se peut que par le langage ; justifier le point de la vue de survol, de transhumance, de trans-cendance (de TRANS en général), de cette coïncidence entre le monde et le hors-monde d’où nous parlons, le n’être-pas-de-ce-monde qui nous permet seulement d’être au monde « comme si » nous y étions. Et qui n’a rien à voir, bien sûr, avec l’au-delà d’un autre monde.

 

Je ne parle pas d’une leçon de philo ; mais de l’exercice de la pensée à l’ouvrage, à l’art de l’ouvrage d’art qu’elle est en train de faire.

Et dès le titre, c’est manqué ! HomeHome-made, le passe-partout globiche, ingliche, le mot de passe. On rate l’écoumène. Et la musique !? Cette musique de film, bruit de fond, pas du tout musique des Et ce ton de prêche ! Ce petit tremblé
de curé, une diction non trouvée, pas assez grave, un peu haranguée ; il fallait dénicher un nouveau Lonsdale ; peut-être alterner un murmure de savoir(s) et d’amour avec une rêverie de promeneur non solitaire ascensionnel…
sphères, ni Dvorak, ni Mahler, ni Stravinsky, ni ni : la monotonie ; qui correspond en effet à l’absence de rythme, à ce mouvement de caméra de raser les pâquerettes, avec des remontées de nacelle, la traînée de lenteur… ce qui est un comble, quand la lenteur, justement, était à réinventer (dirait Rimbaud), la belle lenteur, une nouvelle sagesse à ré-enseigner, le temps de l’étonnement et de l’hésitation. Mais c’est la lenteur d’un ça-se-traîne qui traîne au lieu de l’entraînement schumanien.

 

Et ce ton de prêche ! Ce petit tremblé de curé, une diction non trouvée, pas assez grave, un peu haranguée ; il fallait dénicher un nouveau Lonsdale ; peut-être alterner un murmure de savoir(s) et d’amour avec une rêverie de promeneur non solitaire ascensionnel, et (pourquoi pas ?) une colère de John Donne tonnant le sermon, que sais-je ?

D’abord, dès le début et continument, désigner, appeler de leurs noms au bas de l’écran (comme à la fin) les lieux de la terre, nous dire où nous sommes, et qui sont ces volcans qui soufflent sur nos têtes ; et en même temps considérer fréquemment, convoquer à l’écran, l’entier du globe, situer le terrestre — varier, donc, la distance à la terre — comme dans une leçon inaugurale de grands géo-logues (Elysée Reclus, De Martonne…). Géographie, géologie, géo-poétique… Pas de film sans logie. En bref et en somme : demander le service de la littérature, des sciences, des pensers, de la poésie. Requérir trois ou quatre écrivains défiés d’écrire, et quelques savants aigus, raisonnables et lettrés, priés d’entourer la chose de leurs soins. Car Home ne manque pas d’idéologie, mais d’anthropologie. Il convenait, dans les passages de « l’Evolution », aux évocations des éons reculés de l’anthropomorphose, de nous refaire savoir (toujours en évitant le didactique morne, par recours à l’écrivain) que « l’homme » n’est pas seulement un animal doué de déraison progressive cherchant sa subsistance, pas seulement un affamé qui gratte la terre depuis 500.000 ans pour aboutir à son « confort » (le mot revient souvent), mais un inventeur de dieux (je ne dis pas de faire du Malraux), un vivant mortel sidéré, l’être de la thanatophanie et de la théophanie, le sacrificateur… « La vie, la vie, la vie… » répète le monologueur qui nous tutoie (qui est-il ?) ; il n’a que ce mot à la bouche ; mais il aurait pu lire Ameisen et parler de la vie-mort.

 

Enfin ne pas sauter (pour finir) dans l’optimisme court du type OCDE, FMI, OCM ; ne pas tourner brutalement le chapitre avec une formule slogan (« Il est trop tard pour être pessimiste »), mais moduler celle-ci, la déployer et creuser, pour voir si elle tient…

Il eût fallu saisir l’occasion, mondiale en effet, pour faire un poème de la terre menacée, transformer le docu en un voyant lumineux loquace, alarme de la science, de l’art, de la fraternité, de la pensée…

Michel Deguy

 


 

 [Pas d’accord, Francis ! — je parle à Francis Marmande (Le Monde du 17 juin 2009) — il faut (s’)expliquer ! Tu as raison de rechigner, de refuser — mais pas d’envoyer promener comme fait le dieu de la gnose. Il faut dire pourquoi, en quoi : ce qui aura été raté avec ce film et comment faire mieux la prochaine fois — c’est-à-dire tout autrement.]

 


 

N. B. : ce texte a été publié simultanément sur Mediapart