Actualité — Aux trois couleurs

Michel Deguy
par Michel Deguy

Entendre aujourd’hui la devise de la République française

Aux trois couleurs, trois grands mots : drapeau, devise. Liberté-bleu ; égalité-blanc ; fraternité-rouge.

Quel sens donnons-nous aujourd’hui à notre devise française, reprise ici par son troisième principe, déplacé en tête de la séquence ? Rouge, blanc, bleu.

Fraternité

« Tous frères ! » proclame la trinité révolutionnaire, sur le ton chrétien du « aimez-vous les uns les autres ». L’injonction, littéralement prise par les bons sentiments, n’a pas plus d’avenir que de présent.

Si nous sommes tous frères — on le montrerait de bien des manières —, nous sommes par conséquent des « faux frères » ! Intéressante interjection du parler commun. Qu’est-ce qu’un beau frère, un « frère ennemi — mais surtout « faux frère » ? La naïveté, ou nativité, d’une disposition fraternelle, celle des amoureux ou des amis possibles autour de la fontaine primitive de Rousseau ne peut pas ne pas être déçue : la vie découvre la trahison générale, la « fausseté de l’amour même », (Apollinaire) ; et la question est de maintenir une pseudo fraternité dans sa vérité, c’est à dire une fraternité entièrement critique [1], placide, et résolue, éthiquement et politiquement… Frères d’adoption ?

L’adoption est l’avenir

Liberté

Partons de l’expérience de l’être-libre dans son sentiment et sa pratique continus : ratio cognoscendi quotidienne d’un principe (ratio essendi), dont il n’est pas question (ici) de requérir le « fondement ». C’est du côté de la liberté que Descartes appelait d’« indifférence », son « plus bas degré », le plus commun, le plus existentiel : je peux tourner à droite ou à gauche ; saluer ou ne pas saluer cette personne ; prendre du café ou non, etc. Je m’expérimente (l’experimur spinozien) libre dans cette possibilité réelle, indéfectible. À cette échelle règne le hasard. Tout est hasard ; mon coup de dé va le suspendre une fraction de seconde, sans arracher jamais l’être au hasard. Rien n’est écrit. Le hasard est le milieu « objectif » (pour simplifier) où se projette pour ex-ister ma liberté « subjective », de choix, ou d’« indifférence ».

L’évènement est le croisement clinaménique, une rencontre « imprévisible » : non nécessaire, indéterministe. Le nez de Cléopâtre ce matin, eût-il été enflammé d’un furoncle, Antoine s’en serait détourné.Le « démon » qui est « dans le détail », c’est la liberté.

Le cogito de cette liberté se dit : « Étant qui je suis, et pour autant que je sois, je suis libre-de ». L’ivresse est le se-sentir de cette surrection, qui ne comprend pas de limitation dans son élan. Aussi immédiat que lui, cet élan rencontre au dehors celui de l’autre, auquel il se heurte. L’omnipotence de cette conscience emportée fait l’épreuve de l’autre, du tout autre, des autres. La psychologie de cette spontanéité vive est implosive : son omnipotence paralysée est « paranoïaque » : Ne l’entendons-nous pas dans l’incipit fameux de Rousseau ? L’homme est né libre /…/ et partout il est dans les fers… Son deuxième mouvement sera donc de recourbement sur soi-même : l’autolimitation (terme favori de Soljenitsyne) est la seule issue non homicide. Amener la liberté à la dignité kantienne, c’est-à-dire au respect pour la Loi morale dont le représentant est l’autre (« autrui »).

 

Maintenant la liberté rapportée à l’humanité en multitude, au « peuple », qui est son mode aussi primordial que celui de l’individualité, est « émancipation ». La différence de la foule, ou masse, et du peuple, différence introuvable et instable, fait évènement quand le peuple « parle » (vox populi). Autrement dit quand il arrive qu’on puisse l’entendre en lui donnant de la voix, en le faisant parler. Rarement (mais hier en Grèce) par un « référendum ». Alors il se soulève. L’indignation, se levant de la résignation, demande une libération : l’émancipation est en marche, puberté du peuple. À moins que le soulèvement qui ne peut que retomber comme tout ce qui se soulève à contre-pesanteur, retombe en brisant. Si le propre de l’Autorité est de faire le silence (« Taisez-vous ! Ecoutez-moi ! »), la politique est la tentative de faire se parler (« dialoguer ») le pouvoir dont l’autorité impose le silence, et le « peuple » qui cherche à se faire entendre encore.

Le nous, ou association, troisième mode de l’humanité ; le on pluriel et le je solitaire cherchant à se rencontrer, et l’autolimitation de ce nous, (collectif, « communauté », nation…) sont l’avenir (s’il y en a).

Egalité

L’égalité est aussi le lieu d’une contrariété diamétrale, énantiomorphique, irréductible. Le principe moderne qui l’énonce avec une simplicité redoutable en « Le même (la même chose) pour tous », oublie l’autre principe, ou plutôt l’autre face du Janus principiel, celle de la différence, de l’inégalité dont un principe doit aussi inclure la possibilité de fait sous peine qu’aucune jurisprudence ne puisse faire atterrir la loi et le droit dans les circonstances réelles dont le jugement doit « connaître ».

Comment faire que l’équité accompagne l’égalité ? Soit la différence homme/femme : l’un n’est pas l’autre. L’un(e) n’est pas l’autre. Le principe de leur compossibilité énonce : l’un(e) est comme l’autre. La comparaison seule saisit la différence ; loin d’« assimiler », elle ménage l’incomparable. « L’injustice » de l’inégalité est le fait (« que chacun subit en existant ») compensable peut-être par l’équité qui respecte l’incomparabilité grâce à la comparaison.

L’amour est dissymétrique : il n’y a jamais équilibre mécanique, jamais égalité au sens d’une pesée. La supériorité ou préférabilité est une expérience constante : des parents aux enfants par exemple. Le nouveau-né est un être éduqué (aimé). L’identité, la parité, au sens de la substituabilité et du cas d’égalité ne font pas l’équité. La hiérarchie ne ruine pas la société :

La comparaison est l’avenir.

Adoption, Autolimitation. Comparaison.

Michel Deguy

 


Note

[1] « Critique veut dire ici : dans la (con)science du « comme si/comme ça.
« Ô mes amis, il n’y a pas d’ami. »