Critique — Bacon revient

Laurent Jenny
par Laurent Jenny

À propos de l’exposition “Bacon en toutes lettres”, au Centre Pompidou.

Bacon revient. Actuel parce qu’inactuel de longue date, lui qui a peint à contre-courant de son époque, soutenant la figuration envers et contre tout, dans un âge d’expressionnisme abstrait et de minimalisme, et la soutenant à présent dans un âge de kitsch (Jeff Koons) et de réalité virtuelle. Ses tableaux écrasent l’insignifiance des « images » à haute définition et à faible impact dont nous sommes quotidiennement inondés, ces  « images » parfaites et nulles, qui défilent et s’effacent presque instantanément dans une sorte de brillant oubli. S’il y a quelque part « une réalité augmentée », c’est chez Bacon qu’il faut la chercher, parce que, comme le disait Deleuze, il ne peint pas seulement des formes, mais des forces encagées dans des formes. Donc Bacon revient, à Beaubourg, dans une grande et belle exposition rétrospective dont cependant le titre, Bacon en toutes lettres, n’a pas grand sens. Suggérant une sorte d’inaltérable ut pictura poesis, le fil directeur de l’exposition consiste à associer les tableaux des 20 dernières années à quelques auteurs lus et relus par Bacon (Eschyle, Eliot, Leiris, Nietzsche, Bataille…). On peut entrer dans des petites salles obscures pour entendre un choix de textes supposément inspirateurs des tableaux. On ressort de ces petites cavernes de mots et on se retrouve face à la lumière crue, inévitable, des tableaux, avec leurs figures surexposées, prises dans des cubes immatériels qui les empêchent de fuir. Et nous aussi spectateurs, nous sommes exposés sans recours à ces images. Nous aussi enfermés dans ces chambres sans fenêtres ni portes (ou alors elles sont barrées de noir) sous la nudité d’une ampoule électrique. C’est évidemment cela que l’exposition tente d’épargner au spectateur, c’est-à-dire l’essentiel. Le silence de ces impitoyables images n’est guère supportable pour le spectateur contemporain et les curateurs se sont employés à l’en soulager. A défaut d’audioguide, les petites salles obscures bourdonnent de mots qui devraient expliquer les tableaux et s’efforcent d’en neutraliser la vision. A noter d’ailleurs que le niveau de bavardage connaisseur ou naïf est très élevé dans cette exposition, mieux vaut s’y rendre avec des bouchons d’oreille. Heureusement, l’inefficacité du dispositif curatorial le rend finalement peu gênant. La thématique Bacon en toutes lettres porte évidemment à faux. Bacon a toujours dit que son ambition était d’éviter « l’illustration » et la « narrativité », les deux penchants à quoi invite le « concept » de l’exposition en re-branchant les tableaux sur des « textes-source ». Bacon a toujours dit que bien sûr quelques textes faisaient surgir en lui des images inattendues mais que l’important était ailleurs, dans l’« accident » qui fait dévier ces images vers tout à fait ailleurs, que là commençait la peinture, dans la lutte avec l’accident, dans son nécessaire détour. Donc, il faut oublier les mots et regarder. Regarder ce regard pénétrant de Bacon qui ne peut s’emparer d’un visage sans l’écorcher jusqu’aux muscles, qui ne peut considérer un corps sans le fouiller jusqu’à la viande et le faire se vider dans une coulée de peinture. Et la violence pénétrante de ce regard « emporte » le sujet, y imprime ses marques, le déforme sans doute mais vers un surplus de vérité. Et c’est aussi dans cette atroce déformation que se tient l’extraordinaire douceur des « parties peintes », leur richesse de nuances, leur paradoxale douceur rose et grise. L’atrocité qui frappe les corps n’est d’ailleurs pas toujours au rendez-vous, elle n’a sans doute jamais été un projet de Bacon, juste une conséquence de son impulsion à voir les forces et à projeter les siennes propres. L’exposition de Beaubourg montre d’ailleurs quelques tableaux sans corps, des tableaux qui ne sont que pure force d’épanchement. Pour deux d’entre eux, Paysage (1978) et Dune de sable (1983), on hésite d’ailleurs, malgré leur titre, à les classer dans les paysages naturels, car on y retrouve le cube transparent ou la « chambre close », fermée d’à-plats de couleur qui enferment ordinairement les corps et semble aggraver leur effort pour échapper à eux-mêmes. Pour le premier, une bande d’herbe sur fond jaune sable semble se tordre sous l’effet de vents violents et contradictoires, mais elle demeure étroitement contenue dans le cube dont la face supérieure abrite une sorte de ciel.  Des flèches rouges en haut et en bas pointent dans des sens opposés comme pour compresser encore le contenu du cube dont ne parvient à s’échapper qu’une rampe de jaune sable. Le second repose sur un dispositif semblable mais le fond est orangé et non plus bleu cobalt. Cette fois la dune, animée de bosses vivantes comme un grand corps sans organe, glisse hors du cube bleu ciel par le bas et semble le faire couler lui aussi en une petite flaque. Pures forces encagées et dont la puissance ne tient qu’à la rigueur de cet encagement. Le dispositif pictural de Bacon n’a sans doute jamais rien cherché d’autre. Bacon a dit que son rêve était de parvenir à peindre un jet d’eau ou une vague. Et il a fait l’un et l’autre. Mais, par un « accident » typiquement baconien, la vague s’est mise à ressembler au jaillissement d’une fuite de plomberie hors d’un tuyau de salle de bain (Jet d’eau, 1979). Et le jet d’eau n’a su que s’écouler d’un robinet quitte à emporter dans son éclaboussement de couleur la vasque supposée le recueillir. Peindre des forces, la force de la couleur prise au piège du tableau et qui emporte et décharne toute forme avec elle. Bacon n’a jamais rien fait d’autre.

Laurent Jenny