« Était-ce donc mieux avant ? » La scène médiatique est occupée par ce
« débat ».
Je répondrais « Non ! » – mais pour une raison complexe qui cherche ici sa recevabilité.
Le monde « ancien » ? Si j’avais à « faire cours », et court, prenant mesure de son décès pour des étudiants, je le tenterais par Pascal
(« l’effrayant génie » de Chateaubriand, cité pour les touristes rue Monsieur le Prince, Paris 6ème) :
1- L’homme n’est plus « le milieu entre deux infinis », le Grand et le Petit. Il n’y en a plus qu’un seul : l’Infini.
2- Le moi était « haïssable ». Il est haïssant.
3- L’Histoire Sainte n’est plus l’Histoire. Le miracle a quitté la scène, comme la peinture « le chemin de croix ». Elle est devenue
« abstraite ».
4- L’homme platonicien scalaire (doxa ; orthêdoxa ; epistémé) a pris l’ascenseur social : celui du « demi-habile ». Le genre s’appelle « les gens » ; la demi-habileté a noyé l’habileté : l’habile, sophos, ne soutient qu’une opinion parmi d’autres… selon les gens. Le self-service de mon opinion clique en réseaux complotistes. La publicité, empire du Fake, régit notre vie-à-l’écran.
Aujourd’hui (2019), nous pouvons comprendre enfin que le paradis est perdu. Que la divine comédie était la nôtre, que l’autre monde, le vrai, aurait pu avoir lieu, auquel le royaume d’ici était semblable. En un éclair, celui de la disparition de sa possibilité – dernière clarté promise et permise par la lumière issue des Lumières –, éclair qui précède de peu et accompagne le basculement du monde ancien[1], nous pouvons « voir » ce que la pensée du meilleur eût rendu possible. Clarté qui n’est pas celle du « Crépuscule des dieux » wagnérien, remythologisant par le Nord une Führung germanique[2]…
De quelle lucidité alors s’agit-t-il, qui nous montre que c’est mieux maintenant – mais trop tard ? Qu’avons-nous gagné ?
Réponse : la fin du racisme ; fin du sexisme ; annonciation de « la femme » ; dénonciation des génocides colonisateurs ; préférabilité du régime démocratique ; bonté et beauté de la devise « Liberté, égalité, fraternité, laïcité »… au moment où leur faux-semblant masque leur inversion réelle en servitude, apartheid des « pauvres », massacre des innocents, hégémonie des réseaux de la haine, empathie envieuse de l’égalité, etc[3]…
Clarté ou illumination, annoncée par les Lumières et la devise révolutionnaire… elle-même grosse de sa présupposition, si j’ose dire, ou requisit d’une condition de possibilité empirique qui lui eût assuré son effectivité en réellité, à savoir la laïcité.
Liberté, égalité, fraternité, la devise n’énonce pas des Droits, mais des Principes. Que serait un « droit à la fraternité » ? La devise gigogne, conséquente, met l’égalité au milieu.
Le manifeste babouviste des « Égaux » lâche le morceau : « Périssent, s’il le faut, tous les arts pourvu qu’il nous reste l’égalité réelle ». Car les arts préservent la différence. « Il importe de s’entendre sur (l’) être-comme et de dissiper le malentendu qu’il soulève. “Comme” marque une distinction, indique une différence irréductible entre les comparés » : je cite cette phrase de Christian Doumet[4], à une infime inflexion près : j’ai souligné « distinction » pour accentuer l’allusion (la mienne) à Bourdieu, ennemi de la distinction.
La confusion contemporaine, « léthale » au sens qu’elle amnésie la différence des principes et des droits, parachève la phase ultime de l’individualisme, la selfiste, l’absolutisation de Moi-le-Suprême[5]. Chacun de mes désirs requiert la promulgation d’un droit ; droit à l’enfant, droit à la longévité par la santé, droit au bonheur etc… Que cette exigence inconditionnelle « s’exprime » en « colères » incessantes à tout propos, insatisfaisables, voilà qui paralyse la « démocratie » par sondage, laquelle, naguère (c’est-à-dire avant les sondages) « le moins pire des régimes » (Churchill), passe maintenant pour une option discutable.
« Nous » aurions pu nous élire, inventant un peuple ou humanité non fausse. L’irréel du passé marque ici que cette possibilité ou révélation du possible par l’imagination (Kant) du pouvoir (« posse » latin) n’aura presque jamais eu lieu, recouverte par l’autre calcul, celui de l’entendement ou connaissance scientifique : recherche fatale (Primo Levi), ou « Gestell » en heideggerien.
Le « à-venir » de la déconstruction (Derrida), ou espérance (oui)
de dévier l’espoir révolutionnaire de la séquence « grand-soir/matin radieux », opium des peuples, qu’a-t-il de si inaudible qu’il ne puisse pas être entendu ?
À la faveur du sauve-qui-peut de la mondialisation destructrice, nous comprenons – comme dans l’adieu désespéré des amants – que la maturité de l’humanité (Kant) ou démocratie aurait pu arriver sur terre (comme la « majorité » civile aux adolescents) : clarté terminale qui n’éclaire plus. On avait « gagné », presque[6], démythologisation, déplatonisation, décroyance, déconstruction… au moment de leur aliénation sans retour sous l’empire (en effet mondial, dont la Chine verrouille le triomphe) et pour la première fois (« sans précédent ») de l’identitaire technoscientifique (vulgarisé en ADN).
La chose de la pensée, ou vérité (« Sache des Denkens » en version allemande), aura été un supplice de Tantale, celui de la philosophie. La conscience sans science, promise et ouverte par le je-sais-que-je-ne-sais-rien, nous avait fait gagner en vérités plurielles la mesure humaine de Protagoras. Or ces vérités qui éclatent aujourd’hui : l’impasse du racisme, la terreur du terrorisme, le savoir de la fragilité de la terre, l’horreur des génocides et du géocide imminent… sont aussitôt
(21ème siècle) « recouvertes » par la publicité mondiale de la réalisation ultime du Progrès ; à savoir : de la victoire médicale sur la mort, de la déterrestration spatiale abandonnant bientôt « la planète » inhabitable, et de la robotisation anthropomorphique de la super IA.
Michel Deguy