À l’heure des plates insultes contre Freud (Sigmund) déversées par un publiciste en mal de reconnaissance médiatique, on pouvait lire en mars dernier, dans Le Monde, sous la plume de Philippe Dagen, un article d’une grande violence polémique, intitulé « Lucian Freud, peintre académique de l’obscène », dans lequel le critique prétendait mettre au jour le « système » Freud, décrit comme un dosage efficace et retors d’académisme et d’obscénité, une imposture adoubée par le marché, dissimulée à grands renforts de gesticulations artistes. [1] C’était comme si le critique s’était voué à arbitrer un match imaginaire, Freud vs Spencer, Bacon, etc., match dont il importait que Freud (Lucian) soit éliminé par un KO debout. Repensant à cet article, j’en mesure mieux, après une troisième visite à l’exposition, l’injustice foncière, la teneur de détestation et d’incompréhension mêlées. Bien avant de voir et revoir Lucian Freud, j’étais moi-même sous l’impact de Bacon — d’un certain Bacon, revu et corrigé par Deleuze dans Logique de la sensation. Rien de plus étranger à la matière de Freud que les aplats ou les glissandos de couleur hurlante de Bacon. L’opération de Deleuze face à Bacon (que pensait-il de Lucian Freud ? je suis prête à parier qu’il ne l’aimait pas, ne pouvant l’intégrer à son diagramme) est d’une perfection conceptuelle qui force l’admiration. La couleur se supprime comme matière ; la chair se défait en viande et l’image en Figure ; la sensation, enfin, est comme le cri peint de ces corps sans organes, analogons des rêves schizophrènes d’Antonin Artaud. Face à Bacon, lequel constitue pour Deleuze, à plus d’un titre, une forme de bon objet philosophique, il y a comme une impureté de Freud, lequel insiste et résiste de toute sa chair de peinture — si l’on veut bien entendre ici la chair comme une certaine idée peinte du corps dans le monde…
À preuve, cette citation de Lucian Freud, inscrite en exergue de la salle « Comme la chair » — celle-là même que la jeune mère avait été contrainte de fuir, tenant à bout de bras, telle une moderne allégorie, « Ma conception
du portrait est née d’une insatisfaction ressentie face
à des portraits ressemblants. J’aimerais que mes portraits soient les gens, non pas qu’ils soient semblables
à eux. » (L. F.) son bébé hurlant. Cette citation, je dois dire que j’étais revenue spécialement pour la relire, et pour la consigner, tant elle m’avait tout d’abord frappée d’une forme de contradiction interne. La voici, in extenso :
« Quand on parle d’équivalence, cela me met mal à l’aise. Je veux que la matière picturale fonctionne comme la chair, ce qui est différent (I want paint to work as flesh, which is something different). J’ai toujours méprisé “la belle peinture” et “la délicatesse des touches”. Je sais que ma conception du portrait est née d’une insatisfaction ressentie face à des portraits ressemblants. J’aimerais que mes portraits soient les gens, non pas qu’ils soient semblables à eux (not like them). Non ayant l’aspect du modèle, mais étant le modèle. Je ne voulais pas simplement obtenir une ressemblance (to get just a likeness), comme une imitation, mais les portraiturer, comme un acteur incarne un personnage (to portray them, like an actor). En ce qui me concerne, la peinture, c’est la personne (the paint is the person). Je veux qu’elle fonctionne pour moi comme le fait la chair (I want it to work for me as flesh does). »
Ce que désigne Lucian Freud dans ce protocole passionnant, c’est une opération, dont la chair est tout à la fois l’enjeu et le vecteur : le sujet, si l’on veut. « La peinture, c’est la personne », affirme le peintre. Mais, pour réaliser cette équivalence, il lui faut effectuer une translation du like au as, de l’équivalence au « comme tel ». Obtenir une matière picturale qui « fonctionne comme la chair (as flesh) », et faire en sorte que ce « comme la chair » soit la chose même, cela implique, en somme, de se déprendre de la ressemblance analogique, envisagée comme un degré faible de la mimesis. (« J’aimerais que mes portraits soient les gens, non pas qu’ils soient semblables à eux (not like them) ». « Que mes portraits soient les gens » : voilà qui n’est pas si éloigné des gloses des messieurs de Port-Royal au sujet de l’énoncé « le portrait de César, c’est César » [2] … à cette différence capitale près que l’on est passé, pour le dire vite, d’une mimesis représentative, celle dont la Logique de Port-Royal est le parangon, à une mimesis expressive, dans laquelle la ressemblance est mise en acte, performée, œuvrée. Toute la dramaturgie de l’atelier, véritable lieu de la scène et de la transmutation de la chair vive en chair peinte, jusque dans l’exhibition par le peintre de son propre corps en action, procède de cette mise à feu de la semblance, de cette tentative de relève du « like » en « as ». « Ma méthode consiste moins à copier qu’à viser », est-il arrivé de dire à Lucian Freud : la vraie ressemblance, c’est ce qui se tient, en somme, en cœur de cible…
Mais l’opération, précisément, ne va pas de soi. Et la chose est sensible jusque dans l’hésitation du propos entre l’apologie du « comme » et le rêve de sa résorption, de sa relève, dans la peinture faite chair : « la peinture, c’est la personne (the paint is the person). Je veux qu’elle fonctionne pour moi comme le fait la chair (I want it to work for me as flesh does). » Comme si le « comme » sommé de se supprimer résistait et, in fine, revenait, sous l’espèce du « as ». Cette revenance du « comme », on la perçoit jusque dans la façon dont Freud vient compliquer son propos d’une métaphore nouvelle : « Je ne voulais pas simplement obtenir une ressemblance (to get just a likeness), comme une imitation, mais les portraiturer, comme un acteur incarne un personnage (to portray them, like an actor). » [3] Comme s’il fallait non seulement feindre, mais acter la ressemblance, la porter à la scène, sur la scène de l’atelier… voilà qui nous renvoie au Paradoxe sur le comédien, et à la « mimétologie transcendantale » que développe Philippe Lacoue-Labarthe relisant l’immense petit dialogue de Diderot, tout ensemble traité de poétique et théorie de l’hallucination avant la lettre. [4]
C’est que le « comme » est, à bien des égards, « l’écharde dans la chair » de l’ontologie fondamentale, et, plus largement, de la tradition philosophique : ce que montre remarquablement Jacques Taminiaux, décrivant l’opération de résorption du wie dans le als à laquelle se livre Heidegger dans les paragraphes 14 à 28 de Sein und Zeit. [5] Mais qu’est-ce qu’un « comme », mis en chair de peinture ? Telle fut, par excellence, la question de Cézanne, peintre que Lucian Freud admire, et dont on peut voir, à l’exposition du Centre Pompidou, une étonnante reprise. [6]
Dans les magnifiques Conversations avec Cézanne de Gasquet, dont peu importe qu’elles soient ou non en partie apocryphes, on trouve cette anecdote célèbre où le peintre cite un passage de La Peau de chagrin, et commente : « Oui, vous avez vos métaphores, vos comparaisons. Quoi qu’il me semble que de constamment multiplier La Sainte-Victoire de Freud, c’est, dirait-on, la chair, sa texture grumeleuse, ingrate, encore alourdie par le blanc de Cremnitz […], qui est devenu
comme sa marque
de fabrique. les “comme”, c’est comme nous, quand notre dessin se voit trop. » Cézanne lit “les couverts couronnés de petits pains blonds” et a ce commentaire : « si je peins “couronnés”, je suis foutu. » Mais si l’ut poesis pictura est un leurre, qu’une phrase suffit à démailler, l’appel du « comme » reste intact : c’est ce que Cézanne, toujours selon Gasquet, appelle « peindre le parfum de marbre lointain de la Sainte-Victoire ».
La Sainte-Victoire de Freud, c’est, dirait-on, la chair, sa texture grumeleuse, ingrate, encore alourdie par ce blanc de Cremnitz que le peintre emploie à partir du milieu des années soixante-dix pour sa forte teneur d’oyxde de plomb — et qui est devenu comme sa marque de fabrique. Rien de moins littéral que la peinture de Lucian Freud. Rien de plus réfléchi, à l’image de ces autoportraits sous forme de reflets qui écoutent et voient, troublants par leur mélange d’apprêt et de violence.
Si dramaturgie de la chair il y a, ce n’est pas cet écartèlement de la figure dans la matière peinte que voyait Deleuze dans les tableaux de Bacon, mais quelque chose comme une montée ricanante à un Golgotha de peinture ocre. Il y a du Nietzsche chez ce Freud-là…
À bien le regarder, on observe dans ses toiles un basculement, et comme un décollement des plans de la représentation, qui ne saurait se résoudre dans les cadrages stéréotypés auxquels Philippe Dagen réduit son art de peindre [7] — que l’on observe, parmi tant d’autres exemples, ce portrait d’atelier de « Big Sue » où plusieurs plans se juxtaposent sans se rencontrer véritablement, effet accru par l’artificialisme de la plongée…
Les apories du « comme » sont à lire, à mon sens, selon ce basculement, qui en est la transposition plastique qu’en donne le peintre. « Comme la chair », cela ne se voit pas tant dans la chair peinte, dans sa texture grumeleuse ou lisse, dans ses colorations plus ou moins choquantes, que dans la façon dont les plans basculent, sont imperceptiblement non homogènes. C’est cette discordance maîtrisée de l’espace qui fait échapper Freud à cette rigidité frontale de ses débuts, où se lisait l’influence de Spencer, et comme le souvenir de Piero, de Giotto, qui ont marqué ce dernier. Regardant Freud, je perçois avec force ce que Heidegger, dans Etre et temps, nomme Verlassenheit : l’être isolé, mais également jeté, se trouve ici non point thématisé, mais chorégraphié à même ce dévalement dont la non homogénéité vertigineuse des plans affecte les corps peints. [8] Le plastique fait corps avec le pathique. Rien, ici de l’hystérie que Deleuze prête à Bacon, mais une intensité absentée, la conjonction toute paradoxale du maniérisme et du matiérisme, de la pose et de l’abandon. Il a peint la reine, et Dagen s’en offusque… la belle affaire ! Il lui a donné, à n’en point douter, la désolation glacée d’un Bronzino. Il fait proliférer touffes, chairs, excroissances… mais cette chair est, plus que jamais, matière peinte. Nous voici avec lui sur ce bord malaisé où représentation et expression se cisaillent mutuellement.
« Comme la chair », la peinture ? Combat dans la couleur et la forme, plutôt, mené selon les décrochages d’un espace qui déleste les corps, fût-ce celui de Big Sue, de toute gravité — mais non de toute mélancolie : post coïtum animal triste, et, sur les lits blafards, hommes et chiens reposent de concert. Qu’est-ce qu’un « comme », en peinture ? Ce serait quelque chose comme… l’impossible dilution du « like » dans le « as »… un empâtement au blanc de Cremnitz, ou encore la « muraille de peinture » sur laquelle vient achopper ce Chef d’œuvre inconnu cher à Lucian Freud. Il appartenait à ce Juif athée, petit-fils d’un des derniers Aufklärer du vingtième siècle, de redéployer comme nul autre les apories toujours renaissantes de l’Incarnation.
Gisèle Berkman