Tout s’est arrêté, sauf la publicité !
Pourquoi ?
Mais d’abord comment prendre la mesure de la démesure ? Par quel comparant ? Le Tout ne peut être appréhendé que par une de ses parties qui donne sur lui par l’imagination ; c’est la condition transcendantale de la pensée. Un comparant donne à entendre (de la publicité, en l’occurrence) qu’on a du mal à saisir son illimitation : ce comparant c’est l’air (dont nous nous souvenons que c’est seulement au 17e siècle qu’on conçut sa matérialité). L’air dit trois choses en une : il est l’élément ou milieu. Il est le respirable, ou condition de la vie. Il est l’aspect des choses (« eïdos » grec). Et l’air est la musique de l’existence (aria).
La publicité nous prend tout l’air.
Ne disons pas « symbole ». La publicité n’est pas un symbole de la société, pas plus que le foot ou le cinéma. Laissons ce mot passe-partout magique à un meilleur usage.
On ne la voit pas. Elle est la fée (électricité), la simulation, la communication, la circulation, la banalité, la plaie et le couteau, le fléau de la richesse, l’écran de nos existences screenisées, l’éther de l’économie.
La « pensée unique » de l’économie mondialisée tient dans une séquence : production-consommation-novation. « Croissance », ou « destruction créatrice » , de la production (offre) pour la consommation (demande) par la relance de la novation : le nouveau robot domestique substitué à votre aspirateur vous permet de ne plus rien faire.
La publicité est la roue motrice : le ressort de cette relance qui attise la demande. Ne disons pas la « convoitise », pour écarter toute morale. La publicité est langage par le slogan et l’image « photographique ». Un énoncé publicitaire (le « slogan », disons ; même si le mot est obsolète, comme celui de « réclame », et fleure le plaisant jadis) n’est ni vrai ni faux. Assertion sans « vérité ». Ni hypothétique, ni apodictique, ni optatif, ni démontrable, ni réfutable. Une sorte d’injonction « suggestive ». Hors jugement ; hors responsabilité ; hors sanction [1], intégralement nocive et innocente. Elle a expulsé la vérité de notre monde. Exponentiellement plus puissante que ne le fut jamais toute propagande (même goebbelsienne), elle est la mère du fake, la nourrice de la trumperie quotidienne. Elle a éteint la clairvoyance et recouvre la « planète » d’une nuée de pollution obscurcissant le ciel des idées, dont il semble qu’aucune écologie de la pensée ne pourra venir à bout.
Pourquoi les économistes ne traitent-ils pas systématiquement de la pub, comme si elle ne pouvait faire l’objet d’aucun calcul intégral ?
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(Vignette, en mémoire de Baudelaire)
C’est le confinement. Le Grand Jardin du Luxembourg à mi-pente de la montagne Sainte-Geneviève, mont des Écoles, des Collèges illustres, des bibliothèques, est fermé. Paradise lost. Le piéton de Paris, à l’Est d’Eden (côté Panthéon) ne peut plus entourer de son zèle le palais de la Princesse, les statues des Reines, la Fontaine Médicis, ni le faune capricant, ni les bustes de Baudelaire ou de George Sand, ni le bassin des flottaisons enfantines, ni les massifs admirables des maîtres jardiniers. Or la peine du piéton est double : depuis des années, le Maître du Sénat avait vendu l’enclos à la publicité, à l’exposition photographique permanente qui occulte le regard fait pour voir. Panneaux énormes empêchant la vue qui longeait l’Eden. Nous voici doublement punis, deux fois plus aveugles, sans visite et sans clairevoie sur la beauté.
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L’imagerie, donc.
La photographie [2] fait preuve. Et la visualisation du réel (dans son acception technologique récente d’appareillage 3D, etc) est production de sa réalité. Elle est devenue l’idole iconique absolue, et son iconodoulie a pris la place du culte baudelairien [3] des images en langage de langue ou « poèmes ». Le selfie remplace l’Idée platonicienne. C’est le grand remplacement. Il rend « mon vécu » immortel, [4] immédiatement liké par des millions de voyeurs potentiels [5]. Je survis. Dans le même temps où mon identité « retraçable » (ADN) est repérée par la surveillance infaillible (GPS) et enregistrée au fichier funéraire des humains, pour l’Enfer mormon de la nuit des temps pour la nuit des temps – et maintenant « chinois ».
L’économie s’effondre (2020), et la publicité invasive régit les écrans – comme si rien n’était –, toujours escamotée ou déniée par les chaînes. « Nous reprenons après une brève interruption »… La pub, ininterrompue en interruptions ; au même instant où toutes les chaînes prestidigitatrices la font disparaître, pour que nul téléspectateur (ou être humain) ne puisse y échapper.
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Place au rêve écologique d’un virement pour un revirement : que les milliards de $ de la pub quotidienne soient transférés à un immense ministère de l’Éducation et de la Culture, comme si la culture pouvait rejaillir de sa métamorphose culturelle (reprenant « l’éducation du genre humain » désirée par Vico ou Hölderlin) : nouvelle translatio studiorum, nullement conservatrice mais transformatrice, traduisant les reliques jusqu’à nous, les œuvres en œuvres contemporaines. Un gigantesque budget de la culture pour rivaliser avec le culturel sociétal [6]. Appel aux artistes, certes, mais désinfatués, ne se prenant pas pour des « créateurs », ne réclamant aucune « liberté absolue d’expression ».
I had a dream.