Nouvelle ère — Du déshumain et de la folie des flux

Gisèle Berkman
par Gisèle Berkman

Alors qu’Eric Besson vient de fermer le centre d’accueil de Sangatte, interrogeons la notion de “flux” et, au passage, infléchissons-la
en ce sens : « Qu’est-ce que se trouver, soi, pris dans le flux ? »

Axiome : nous vivrions, non plus à l’ère des masses, qui était celle du dix-neuvième siècle, mais à celle des flux (monétaires, migratoires, humains). Ainsi la masse serait-elle, en quelque sorte, l’engorgement du flux, ou, si l’on veut, une embolie d’humanité, fâcheuse mais temporaire, dans la fluidité des réseaux.

 

J’ai repensé à un propos de Vincent Descombes, vantant, dans un article déjà ancien d’Esprit, les bienfaits de l’individualisme libéral : pour se convaincre de l’auto-régulation des sujets, il suffisait, selon lui, d’observer l’harmonieuse façon qu’ont les corps, dans une gare bondée, de s’esquiver, de se contourner. Ne pas oublier que l’assise du propos de Descombes est, si l’on se réfère à son Complément de sujet, explicitement aristotélicienne. Contre ce qu’il considère comme les apories de la « querelle du sujet », il s’agit, pour lui, de restaurer une conception de la substance apte à soutenir, en quelque sorte, l’idée d’un sujet posé en puissance causale. Ainsi l’apologie de la fluidité des flux compose-t-elle ici avec le retour du sub-, celui du sujet, et de la sup-position qui soutient ce dernier. Je me souviens que le propos de Descombes m’avait fait intérieurement bondir, et que je m’étais demandé si son auteur avait jamais pris un train de banlieue, tôt le matin, à la gare Saint-Lazare surpeuplée par exemple ; s’il avait jamais affronté les corps boucliers, les démarches robotisées, les poings serrés, les visages eux-mêmes comme ex-visagés des Terminators salariés. Humains en grappes, en masses compactes. Gare à l’humanoïde qui fonce littéralement sur vous, en vous, comme si vous étiez de texture aussi immatérielle qu’un fantôme, un songe précarisé, un vaincu de l’Histoire en ces temps hobbesiens de re-naturalisation de la force Pour survivre (car il y va bien ici d’une survie qui est plus qu’une « simple » métaphore…), il faut esquiver, se faufiler, swinguer entre les corps fermés. Je cherche désespérément, dans cette reptation du passant qui se faufile et contourne, l’auto-régulation harmonieuse dont parle Vincent Descombes. Je n’y vois plus trace de la flânerie du passant baudelairien, ou de Le « flux » s’est obstinément substitué à ces « masses »
dont Hermann Broch, dans un essai récemment republié, élabore la théorie
en termes d’analyse psychique renouvelée.
son descendant benjaminien. Certes, avec la « crise », une crise qui attend encore, conformément à l’étymologie du krinein, sa critique, l’hypothèse selon laquelle le flux s’auto-régule à mesure même de ce que la « dérégulation » opère est bien fragilisée. Mais le terme de « flux » demeure. Il s’est obstinément substitué à ces « masses » dont Hermann Broch, dans un essai récemment republié, élabore la théorie en termes d’analyse psychique renouvelée. [1]

Reposons la question. Qu’est-ce qu’un flux ? La masse est-elle le devenir-caillot du flux, son accidentel engorgement ?…

Ici, un souvenir s’interpose, persiste, insiste : j’ai consulté naguère, au Centre de documentation juive contemporaine, la fiche d’internement à Pithivers de mon arrière grand-père maternel, blessé, comme tant d’autres, à la guerre de 14, déporté, comme tant d’autres, à Auschwitz, et assassiné, sans doute dès son arrivée, comme tant d’autres, dans ces chambres à gaz dont l’évêque Williamson, tout récemment réintégré dans l’Eglise, persiste à nier l’existence. Sur la fiche de David Hascal, consultable par micro-film, était inscrit : « En surnombre dans l’économie nationale ». En surnombre, déjà. Et par conséquent, voué au meurtre de masse. Exterminable, pour reprendre un fort néologisme de Janine Altounian, la traductrice de Freud. Le bienfait sémantique du flux, c’est que son référent semble, lui, plus difficilement exterminable, voué qu’il est à cette liquidité généralisée dans laquelle le philosophe et sociologue Zygmunt Bauman voit un paradigme pour notre temps. [2]

Interview récente d’Eric Besson, le nouveau ministre de l’Immigration et de l’identité nationale. Interrogé sur les conséquences de la fermeture de Sangatte, le ministre frais émoulu s’engage : « Le flux ne s’est pas tari mais réduit. Il faut maintenant le tarir. » Puis, pressé à nouveau de questions par le journaliste : « Je souhaite que l’État prenne un certain nombre de mesures concrètes pour renforcer la sécurité des flux et la sécurité des biens et des personnes dans la zone ». On aura entendu que les « flux » ne sont ni des « personnes », ni des « biens ». On aura soupesé l’ineffable syntagme : « les biens  et les personnes» — serait-ce, en nos temps de détresse, l’équivalent néo-libéral du désuet « les femmes et les enfants d’abord » ?

 

Faisons un instant refluer la question. Infléchissons le : « Qu’est-ce qu’un flux ? » en un : « Qu’est-ce que se trouver, soi, pris dans le flux ? ». Dans le métro, à Saint-Lazare toujours, mais cette fois sur la fameuse ligne 13, celle dont les « usagers » pétitionnent, en vain, pour obtenir des conditions enfin décentes de transport. [3] N’y aurait-il pas de transport décent, pas de bon metaphorein pour les petites classes moyennes, pour les pauvres et les banlieusards ? Visions d’un autre âge, d’autres temps, et qui sont celles de corps surpressés « Nul ne sait ce que peut un corps »…
Je tente d’imaginer un Spinoza d’aujourd’hui dans le métro parisien. Je me le représente observant le flux engorgé
et les corps tentant
de nier leur essence de corps…
s’engouffrant dans les rames jusqu’au point où cela va craquer. Une nouvelle catégorie professionnelle, que dis-je, un nouveau précariat, est apparu, avec ces pousseurs, en gilet orange molletonné, qui referment à grand peine les portes sur les corps en surnombre. Il y a trente ans, on parlait déjà beaucoup des pousseurs du métro japonais, on y voyait comme le signe d’un autre monde, dont l’avance technologique séduisait et inquiétait tout ensemble. Et pourtant, comme le métro de Tokyo est viable et spacieux, au regard de ces rames obsolètes où une poignée impavide de liseurs assis en carré affronte, à chaque station, la réprobation silencieuse de cette humanité engouffrée ! Visions d’humains comme s’auto-avalant, tentant de se réprimer, de s’amenuiser, de se pulvériser. « Nul ne sait ce que peut un corps »… Je tente d’imaginer un Spinoza d’aujourd’hui dans le métro parisien. Je me le représente observant le flux engorgé, et les corps tentant de nier leur essence de corps, de se faire ductiles, pénétrables, façonnables. De se désétendre. Passera, passera pas. Les pousseurs en orange, robustes gars et filles, parviendront, une fois de plus, à refermer les portières, à enfourner toute cette pâte humaine martyrisée par le grand nombre, oh Bartleby, oh humanité…

 

Dans la rame en surchauffe, c’est le grand bal des passions tristes : haine, voire horreur de l’autre dont l’odeur, le contact, empiètent sur mon espace vital, mon trouble Lebensraum. Se demander si le concept d’autre, au sens levinassien du terme, tient encore dans une rame bondée, et si oui, jusqu’à quand. Savoir ce que peut, mais aussi ce que ne peut un corps : se vaporiser, se décorporer, se démassifier. Visions, sournoises, mais que je ne puis retenir, analogies, honteuses mais insistantes, avec les wagons à bestiaux partant de Drancy. La comparaison serait, est indécente. Elle persiste toutefois. Penser à Agamben, à sa théorie, séduisante mais trop facile sans doute, de la société contemporaine comme généralisation du camp. Penser aux centres de rétention, aux images récentes des corps entassés à Mayotte. Se demander si la masse n’est que l’engorgement du flux, s’il n’y a pas, là encore, fabrique langagière, effet de nov’langue en régime de capitalisme post-industriel. A partir de combien de corps fait-on masse ? La question des corps, mondiale, se profile : Jean-Luc Nancy l’a bien vu dans Corpus. [4] Combien d’espace pour un corps, combien de mètres carrés, et à quel prix ? Une politique juste serait une juste politique des corps, de leur masse, de leur droit à subsister, consister, s’étendre sans gêner un autre corps. Une juste politique des corps serait une juste politique de la langue, du crédit qu’on lui accorde. [5] Laquelle tenterait de désintriquer les masses et les flux, sans pour cela nous assigner, comme on assignerait à résidence, à une substantialité dont l’ère, sans doute, est passée…

— … Obama, peut-être ?

— L’Histoire, et son grand vent, nous le diront.

Gisèle Berkman

 


Notes

[1] Voir Hermann Broch, Théorie de la folie des masses, éd. De l’Eclat, 2008.

 

[2] Voir, notamment, Zygmunt Bauman, Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Seuil, 2007.

 

[3] Voir, à ce sujet, le récent article de Benoît Hopquin dans Le Monde du 7 février 2009 : Saint-Lazare, terminus des mécontents.

 

[4] Voir J.-L. Nancy, Corpus, 1° éd. Métailié, 2000, rééd. Métailié, 2006, p. 37 sq : « Voici le monde du départ mondial : l’espacement du partes extra partes, sans rien qui le surplombe ni le soutienne, sans Sujet de son destin, ayant seulement lieu comme une prodigieuse presse des corps. »

 

[5] Sur le lien sémantique entre crédit, croyance, créance, voir J.-M. Rey, Le Temps du crédit, Desclée de Brouwer, 2001.