A Barak Obama.
Le jour de l’élection est arrivé, et je suis las de l’Election Day. Je suis las des élections. Ma vie entière, du point de vue politique, a tourné autour des élections, comme s’il n’y avait d’autre moyen d’exister en politique.
Si tout se passe en effet comme ça, alors la politique, y compris ma propre modeste pratique politique (comme citoyen qui vote), est désolation et appauvrissement, une impasse. Et pourquoi ? Parce que les discours politiques, et surtout quand il s’agit des élections, ne peuvent échapper à la fausseté sans issue. Juste un exemple — un exemple américain… (c’est ma chance d’être américain) : aucun homme, aucune femme politique aux États Unis, candidat à un siège quelconque, n’a jamais dénoncé l’aventure militaire américaine en Irak comme étant le Mal — une longue et interminable ignominie pour laquelle il est obligatoire que nous, Américains, acceptions la responsabilité — sans exception.
Sans doute de nombreux politiques — parmi eux M. McCain et M. Obama — ont désavoué notre aventure en Irak, mais seulement parce qu’elle n’était pas “nécessaire”, ou était lamentablement menée, et non pas le Mal, la chose ignominieuse — ce qu’elle est. Bien que quelques américains aient dit la vérité sur ce méfait — quelques enseignants, quelques prédicateurs, quelques écrivains — leurs voix sont depuis longtemps noyées sous celles des responsables politiques ou candidats et leurs enthousiasmes, et les “talking heads” médiatiques. Étant donné, pourtant, que tout citoyen américain est, par définition, un des coupables de cette aventure, tout citoyen est maintenant obligé de déclarer cette complicité clairement et précisément, sans s’esquiver. Si nous omettons un tel geste, il n’y aura plus jamais de santé politique chez nous. Or personne ne peut gagner une élection en prononçant une phrase comme celle-ci : “Moi, candidat à la Présidence (ou au Sénat, ou à l’Assemblée), je suis coupable de la guerre en Irak. Votez pour moi, qui suis coupable !” Le discours électoral interdit ce genre d’éloquence honnête. “Moi, candidat
à la Présidence (…),
je suis coupable
de la guerre en Irak.
Votez pour moi,
qui suis coupable !”
Le discours électoral interdit ce genre d’éloquence honnête.
Est-ce que nous américains avons conscience de cela ? Est-ce qu’un américain a jamais fait attention à cette impossibilité — à cet empêchement constitutif de dire le vrai en politique d’élection ?
Un écrivain — un auteur dont presque toute la vie professionnelle dépendit d’une histoire aux élections, sans avoir été en personne candidat — écrivit un très grand livre qui analysait et démontrait ce fait. L’auteur, c’est Nathaniel Hawthorne, et le livre, La Lettre écarlate. Par malchance, ce livre n’est pas au fond vraiment disponible en français, car la seule traduction trouvable (par Marie Canavaggia) fait violence de cent façons à l’original : elle se lit très confortablement, ce qui en fait un parangon de fausseté — surtout sur la question de l’élection.
Le livre est divisé en deux parties inégales — une brève autobiographie, qui s’appelle “La Maison de la Douane”, où Hawthorne rapporte les circonstances de la composition de la Lettre, suivie par le roman lui-même qui donne son titre au livre complet. Les deux parties sont intimement liées, en ceci qu’elles soutiennent le même argument quant à “l’Élection”, ou “les élections”, et quant à l’effet corrosif des élections sur la pratique du dire-vrai chez l’écrivain (chez Hawthorne lui-même, par exemple). Bien que certaines élections honnêtes puissent avoir lieu (comme en effet il y en a tout le temps), elles ne se produisent jamais dans la sphère politique. Autrement dit : si je veux devenir un élu, alors j’affaiblis ma sensibilité à un autre sens du procès d’élire (de choisir, de décider), qui fait d’un homme un écrivain fort et véridique.
La Lettre écarlate, chacun le sait, raconte une histoire d’amour dans sa dernière phase et sur sa fin. Au commencement du roman, l’héroïne, Hester Prynne, se présente avec la lettre A sur la poitrine et une fillette de 3 mois dans les bras — fruit d’un adultère. Pour la plus grande frustration du corps politique — nous sommes dans le Boston de 1640 — elle refuse de divulguer le nom du père. Elle va donc passer les sept années suivantes en paria, portant la lettre rouge A en signe de son ignominie (Hawthorne insiste sur ce mot). Dans la scène à côté de la mère et de l’enfant se trouve le mari vengeur — absent au moment de l’adultère — qui cache son identité sous le pseudonyme de “Roger Chillingworth”. Déterminé à apprendre l’identité de l’amant d’Hester — que Hester refuse de dévoiler — Chillingworth découvre, après de longues recherches, que la personne en question n’est autre qu’Arthur Dimmesdale, un Pasteur important et talentueux. Chillingworth fait amitié avec Dimmesdale, et commence à torturer le Pasteur, corps et âme, avec des L’exhortation de Hawthorne qui clôt
le livre : “Soyez vrai ! Soyez vrai ! Soyez vrai ! Laissez voir
au monde, sinon
ce qu’il y a de pire
en vous, tout au moins certains traits
qui peuvent laisser supposer le pire !” drogues et des mots sadiques. Hester, qui d’abord avait promis de taire l’identité de son mari à son amant, décide enfin, ou élit, de rompre sa promesse faite à Chillingworth : ainsi donne-t-elle à Dimmesdale la possibilité de faire la chose la plus urgente qu’il n’avait jamais osé faire au cours des sept années passées : il se présente enfin lui-même à la communauté comme le père de l’enfant d’Hester. Et il le fait juste avant de mourir, remerciant Dieu de lui donner “cette mort d’ignominie triomphante devant le peuple !”. (L’intrigue qui prépare ce dénouement, issu d’un long entretien d’Hester avec Arthur, résiste à un résumé).
Pourquoi “ignominie triomphante”, pouvons-nous nous étonner…?
Parce que tout en avouant mon méfait, je me mets dans une relation au vrai et à la vérité qui me rend plus fort que mon existence politique. Selon la proposition de Hawthorne qui clôt le livre : “Soyez vrai ! Soyez vrai ! Soyez vrai ! Laissez voir au monde, sinon ce qu’il y a de pire en vous, tout au moins certains traits qui peuvent laisser supposer le pire !”.
En cette année 2008, la reprise éclatante de cette moralité prendrait la forme suivante : une personnalité officielle en course pour un mandat déclarerait qu’elle, en tant que citoyen américain, se compte au nombre des responsables des crimes commis en Irak. Si ce candidat “craignait” vraiment Dieu, il dirait, dans les mots de Dimmesdale mourant, “Loué soit son Nom ! Que sa volonté soit faite ! Adieu !”
*
Tirer une leçon morale d’une fiction riche et complexe — une leçon proposée par l’auteur lui-même — c’est extraire une fleur d’un bouquet splendide : assez aisé à faire peut-être sans causer trop de souffrance au bouquet. Mais est-ce que cette fleur seule peut vraiment nous parler du bouquet ? Dans le cas de ce roman, la réponse est “oui”, parce que la “moralité” de Hawthorne nous a bien dit le vrai de La Lettre écarlate. Et Hawthorne nous a dit une vérité qui vaut aussi bien pour les élections politiques, pas seulement de 1850 (date de rédaction du roman), que pour les nôtres en 2008.
Dimmesdale déclare sa vérité sur quelque chose qu’on appelle, précisément, “Election Day”, et il la déclare immédiatement après avoir prononcé un magnifique “Sermon d’Élection” — magnifique en sa fausseté comme lecture de la Bible — qui fait partie de la cérémonie électorale (et tout ça pour le choix d’un “Gouverneur,” qui n’est jamais nommé dans le roman !). La coïncidence du Sermon d’Élection et de la confession personnelle en public de Dimmesdale, qui le suit directement, n’est sûrement pas un hasard ; et pourtant personne, à ma connaissance, parmi les nombreux chercheurs ou critiques qui ont commenté cette œuvre, n’a jamais fait des remarques sur le lien essentiel entre le dénouement de cette histoire d’amour (et son geste de dire le vrai dans un contexte électoral), et la vérité en général en politique. Hawthorne souligne ce lien, et il le fait en reliant le roman au mémoire introductif “La Maison des Douanes”. Ce qui fait de ce roman la lettre la plus “volée” de la littérature américaine…
Hawthorne, qui entretenait des liens de dépendance assez étroits aux leaders du parti démocrate de l’époque, fût nommé en 1846 “Inspecteur des Douanes” de Salem, Massachusetts (position de fonctionnaire mineure) par le Président James K. Polk. Quand Polk perdit les élections de 1848 au profit du Général Zachary Taylor (candidat du parti Whig), Hawthorne perdit son poste aux Douanes. Surpris, blessé, et en quelque sorte appauvri par ces événements (qui sont tous rapportés dans le texte même), Hawthorne commença alors à publier 7 livres pendant les 4 années suivantes — parmi lesquels La Lettre écarlate, en même temps qu’une biographie de propagande pour son très vieil ami, le démocrate Franklin Pierce, qui remporta les élections de 1852. En récompense de quoi Hawthorne devint le consul de Liverpool, où il travailla de 1853 à 1857, et mit de côté assez d’argent (30.000 dollars) pour passer une retraite confortable. Il mourut en 1864.
Pour conclure cette note “un peu trop évidente” (Edgar Allan Poe), on doit mentionner que Polk et Pierce comptèrent parmi les pires des Présidents de l’histoire des États-Unis, même pires que G.W. Bush. Hawthorne, qui le savait parfaitement, a certainement écrit La Lettre écarlate comme une autocritique, dans un esprit très proche de la déclaration d’Arthur Dimmesdale…
Développer ce point nous demandera de scruter attentivement les emplois en anglais de TRUTH.
À suivre, donc…
Richard Rand