Alain Badiou rapporte en 2005 dans un récit implacablement serein les humiliations, avanies et contraintes subies par son fils « de couleur noire » (nommé Gérard dans les pages), sans cesse contrôlé au faciès dans les rues de Paris.
C’est le fait.
Cependant, et pour annoncer liminairement ma couleur ici, en temps de confusion et d’anachronismes chaotiques, de surimpressions arbitraires et de généralisations à contre-sens, je soutiens que dans un État de droit comme la France, parmi les quelques régimes démocratiques qui subsistent, il n’est pas seulement important, mais décisif, de ne pas identifier ni même assimiler le soulèvement Georges Floyd américain et la « colère » française exigeant que « justice soit faite » pour Amada Traoré, ceinturé et étouffé par des policiers parisiens en 2016. Société américaine et société française : rien à voir. Oui, il faut comparer… pour montrer que les deux événements ne sont pas comparables. C’est à quoi sert la comparaison : éclaircir la différence.
Comment articuler analytiquement ces deux constats ? D’une part celui des contrôles et de leurs « bavures » ; et de l’autre celui de l’état de droit républicain, c’est-à-dire reconnaître un a priori de fait – étrange oxymore : quel que soit l’incident ou l’accident, le trait constitutif du comportement des forces de l’ordre dans un régime de séparation des pouvoirs n’est pas « raciste ».
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Étrange « a priori » ! Cette locution capitale en philosophie, qui désigne le transcendantal kantien et d’autre part le préjugé de « l’autre » en disputes et échanges conversationnels.
Reprenons la méthode rousseauiste d’intellection : « Écartons tous les faits ». Et les faits attestés par Badiou et les faits exposés par la police et la police des polices. Qu’est-ce qui demande à être reconnu alors ? Un autre fait dont la facticité n’est pas celle de l’indicatif présent originaire de Rousseau (« L’homme est né libre et partout il est dans les fers »), cet étrange fait ni supposé (hypothétique), ni « apodictique », ni observé statistiquement ; mais fait à la fois asserté et optatif, opérant et régulateur : les forces de l’ordre ne s’ébranlent pas pour casser du bougnoule : mais pour protéger la population. Elles ne commencent pas par cogner ; mais répondent après sommations. Il n’y a aucune symétrie entre les « manifestants » et les gendarmes : l’usage de la force par les forces de l’ordre est légitime et légal [1]. L’exception n’est pas la règle. L’état n’est pas d’exception.
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Soit le phénomène de « corruption », apparenté à cette problématique. Quelles que corrompues que soient les mœurs, l’incorruptibilité fonde le statut, la fonction et les pratiques de l’Administration. Par définition et histoire, le fonctionnaire français est incorruptible. Le bakchich et le dessous de table ne font pas fonctionner le fonctionnaire de la fonction publique. Ne le peuvent. C’est la conviction et le fait.
La « mafiosisation » du monde, verso de l’économie (conflits d’intérêt, par euphémisme ; rétroversions clandestines à l’envoyeur), dans le flux montant du tsunami mondialisé des « affaires », aussi répandu que les décharges urbaines ou la pollution-circulation de l’argent (« Argent, suite », disait Péguy), tel est certes le fléau. Mais les finances publiques en état de droit ne se conçoivent, ne s’organisent ni ne se gèrent en prévision de la corruption générale. L’École d’administration (ENA) n’enseigne pas la corruption.
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On nous enjoint de « balayer devant notre porte ». Il ne s’agit pas de balayer, ni d’échanger la paille et la poutre entre regards ennemis ; mais de hausser le niveau de clairvoyance humaine par une considération philosophique de « basse transcendance » capable d’universalité dans la conjoncture de « fin du monde ».
Parlons de l’esclavage.
La servitude, ou esclavage, fait la condition humaine [2]. De l’Empire romain noyé dans un océan d’esclaves , et bloqué par cette économie de tâches répétitives, aux États-Unis du 19e siècle du sud esclavagiste, figés par la même paralysie improductive ; du peuple juif en esclavage égyptien à la main-d’œuvre féminine du Bengladesh asservie à la demande mondiale de confection textile, ou aux milliers de femmes philippines domestiques pour toute l’Asie ou l’Arabie ; du trafic arabe des esclaves noirs à fond de cale vers l’Amérique… le « balayage » des faits requiert d’innombrables chapitres [3].
Tout repose sur le travail humain des multitudes obéissantes. Il n’y a pas de « dialectique du maître et de l’esclave ». Le « colonialisme » est tout le passé. Et la servitude terrible de millions de travailleurs migrants et clandestins, d’enfants affamés, violés, ne cesse de croître. Voilà le « souci », que le placebo du care ni l’empathie ne traiteront à l’échelle nécessaire. Et que l’ignare démolition des statues de Colbert ou de Schoelcher – ou le vol d’artefacts africains au musée Branly [4] – ne permet pas de prendre en compte.
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PS – I have a (french) nightmare.
Quand le mascaret sociétal des colères et des haines, des appels au meurtre et des procès, quand la « défiance » des ex-citoyens récuse toute gouvernance et que l’économie s’effondre, tandis que les partis, extrémistes ou « républicains » s’émeutent à l’Assemblée… n’oublions pas qu’un coup d’état militaire est la solution française. De Napoléon à Pétain, puis De Gaulle, sans omettre les épisodes « Général Boulanger ». J’imagine anxieusement qu’au moment où nous parlons, des soirées d’officiers généraux, nullement stupides ou amnésiques, préparent « la reprise en main ».
Michel Deguy