Billet — Europe et Grèce

Michel Deguy
par Michel Deguy

À Patrick Boucheron

 

« L’Europe en ma faveur est trop inquiétée

De soins plus rigoureux je l’ai crue agitée

Et sur le nom de son ambassadeur

J’avais dans ses projets conçu plus de grandeur ».

Racine (Andromaque) travesti.

 

L’enseignement de Patrick Boucheron nous favorisa en avril confiné d’une lumineuse leçon de démocratie qui méditait devant la fresque fameuse de Lorenzetti (1338), « Du bon gouvernement », toujours visitable au Palais communal de Sienne.

Ma question, insolente mais anxieuse, s’adresse aux producteurs et responsables de la série « La case du siècle » (France 5) qui nous infligèrent la semaine suivante une émission qui paraissait donner suite à cet enseignement, consacrée cette fois à « L’Europe et ses fantômes », incluant la Grèce de toujours, d’hier et d’aujourd’hui – à laquelle il faut remarquer que Boucheron, même si son autorité semblait l’autoriser, ne participait qu’à peine – et dont la confusion, dans le montage embrouillé d’approximations bavardes gangrenées par l’anachronisme, falsifiait au total le passé  et le présent.

Je n’expose pas ici une liste des questions et remarques que ma déception m’invitait à cataloguer, mais tente de correspondre, par une vue cavalière et millénariste, à l’affaissement dramatique d’une relation plus millénaire que séculaire.

 

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Athènes, au « siècle de Périclès », invente l’Assemblée restreinte (« boulê ») d’une « démocratie » dont un anachronisme [1] soulignerait le caractère « censitaire ». Mais le critère « de base » de cette oligarchie n’est pas celui de la fortune. Dans la Cité, aire du voisinage des dèmes, le citoyen délibérant et décidant se soucie de la « vie bonne » et du juste (« dikaïon »), et non pas du bien-être (« wellfare state ») des concitoyens entourés de métèques, d’esclaves, d’affranchis, d’étrangers. La fortune n’est pas que la richesse : le sort, le tirage au sort, élit aussi les citoyens pour leurs Conseils divers. Le hasard et la vicariance ne contribuent pas moins à la Justice.

Qu’est-ce qu’un Élu ? Il y a trois élections : la juive, l’athénienne, et la moderne politique. Leur mélange confus, leur « surimpression » floue, ne doit pas occulter leur distinction philosophique. Ce n’est pas parce que l’élection contemporaine sélectionne le pire que nous devons oublier la démocratie. Hitler fut élu ; Trump est élu ; Bolsonaro, Poutine, Xi, Erdogan sont les élus de la Nation [2].

Sautiller de Solon à Tsipras en omettant l’Europe des Empires ne permet pas de renouveler une intelligence de la relation Grèce/Europe au 21e siècle. Du Saint-Empire romain germanique à Hitler en passant par l’Empire Ottoman, Napoléon, puis l’enthousiasme romantique anglo-franco-allemand  pour la libération de la Grèce, ce « raccourci » minimal (sans anachronisme) devrait préluder à une considération (in)tempestive (post-nietzschéenne et postfreudienne) de l’aujourd’hui hellénico-européen.

 

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L’amitié ne peut pas s’épargner une estimation sévère de la situation

économico-socio-politique de la Grèce contemporaine pour constater dans quel « mauvais état » elle se survit – et les  causes de son « retard » :

a) Son orthodoxie identitaire anti-laïque, b) La richesse du clergé et des armateurs, l’une jalousement archaïque et l’autre mondialisée, qui privent l’État d’une Administration adaptée à la fiscalité et retiennent le pays d’une part dans le manque de ressources propres, et, c) d’autre part, achèvent de l’aliéner au tourisme. Les olives d’Ithaque ne pourvoient qu’à la gastronomie ; et le meltem à Patmos ou le soleil d’Épidaure ne soulagent pas la dette. Il est vrai que les Grecs croient que c’est le monde qui est à jamais endetté à leur égard, et que le Parthénon gage tous les emprunts.

 

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Mais l’échec européen (j’allais dire d’Europe) et l’impossibilité double d’un ressourcement de la Grèce et par la Grèce dans une sorte de retour d’exemplarité grecque pour « nous Européens » (qui avons failli l’être), ne sont compréhensibles que par l’analyse réitérée (ou plutôt synthèse pensive) du phénomène culturel depuis un demi-siècle. Cherchons à le ressaisir du biais [3] du tourisme.

La Grèce détruite au 19e siècle, et à terre comme le Parthénon, fut archéologiquement, doctement, philologiquement, philosophiquement, amoureusement recomposée, « relevée », refigurée par le savoir et la piété (on disait « la culture ») : imaginez les millions d’accroupissements et de gestes studieux des archéologues en train de restituer la forme d’une amphore en miettes ensevelies, et la philologie minutieuse rempiéçant, réassemblant, déchiffrant les tablettes ou les rouleaux épars (comme plus tard à Qumrân l’autre moitié des GreekJews). Redressement du monument Grèce dans la restitution savante, allemande, anglaise, française… européenne [4].

Or la fatalité qui s’accomplit (« se consomme ») en fin de 20e siècle et en celui-ci, le nôtre, procède à l’inverse – et dans la dénégation butée, bien sûr, et dans le léthé du « ne pas s’en apercevoir ». Je ne dis pas « au contraire », car nulle dialectique n’est en gésine dans cette mutation. Le fragment, le prodigieux fragment, le « ressuscitable » (Michelet) d’une fractalité arrachable à la fragilité, se retrouve pulvérisé par l’ignorance dans un slogan publicitaire aux quatre milliards de coins du mondialisé : « Choisissez cet été de vivre en Grèce votre mythe préféré ! ». L’asservissement à la publicité est sans alternative, et l’exode vacancier ne conduit pas en terre promise.

 

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« Et in pulverem revertuntur » ; ou de la pulvérisation culturelle.

 

Restes ou déchets, il faut choisir. Ce qui reste (« Was bleibet », en hölderlinien), nos reliques, ne sont plus même « bricolées » au sens lévi-straussien dans une sorte d’effort herméneutique de représentation traditionnelle (« vulgarisée » si vous voulez) qui conserve un passé non réservé aux « savants » mais qui soutiendrait une mémoire commune (celle des instituteurs et des manuels) d’hellénité « institutrice de l’humanité » (de la Sciencia nuova à Hypérion).

Impossible de faire cette fois une allusion, même insuffisante, à « ce qui reste »… de la krisis hésiodique à la crise européenne husserlienne, en passant par la mémoire d’Ovide transportant jusqu’à nous (translatio rerum)les métamorphoses..

Je ne parle que de ce qui n’est pas transformation inventive, désigné ici d’un adjectif neutre substantivé (à l’allemande) : « le culturel ».

Le culturel est un des aspects du nihilisme. « Tout est consommé »… mais dans le mode de consommation que n’annonce pas la « dernière parole » christique, ni l’ère chrétienne. La dispersion amnésique du Grec en cartes postales, produits dérivés, films péplums et autres selfies estivaux, n’est pas une « diaspora ». Le grand mythe abrahamosaïque a tenu et tient encore dans, et grâce à, la diaspora juive… Mais la moitié greek des Greek Jews joyciens ne répond plus à l’appel de la promesse.

Michel Deguy

 


Notes

 

[1] L’anachronisme est l’inverseur des vérités – le piège le plus insidieux… Ainsi, dans le fouillis du montage filmique que j’incrimine, le « migrant » d’aujourd’hui, rétroprojeté sur la figure d’Ulysse et l’hospitalité homérique divine comme solution pour traiter des migrations en cours…

 

[2] Nation ou Peuple ? L’idolâtrie moderne du Peuple, depuis la version rousseauiste pour qui le peuple est divinité « qui ne peut ni se tromper ni nous tromper », comme dit l’Acte de foi chrétien, jusqu’à la version « Volk » de Heidegger – qui corrèle ontologiquement le peuple allemand à son Poète par son Penseur et son Führer fondateur – débouche sur les  populismes qui s’affrontent mortellement.

[3] Locution favorite d’Alain Badiou, lequel n’agréerait évidemment à aucun élément de la réflexion ici reprise.

 

[4] Ce fut le temps des Écoles d’Athènes, de Rome… une nouvelle génération de super-doctes envoie promener cette légende (« le miracle grec ») et réfute les grands hellénistes, ses géniteurs, pour « faire oublier » l’esprit de système, l’esprit tout court peut-être même, et les synthèses trompeuses. Pierre Vesperini, dans son Lucrèce (Fayard, 2017), livre savant, passionnant, d’une clarté didactique éblouissante, écrit page 286 que « (…) le temps viendra où l’on n’aura même plus besoin de ces mythographies, car elles ne diront plus rien à des générations dont l’éducation n’aura fait aucune place aux humanités ».

C’est fait. Mais ce qu’il en infère pour la suite est discutable. La savoir n’est pas la science. (À suivre).