Hommage — Geremek

Michel Deguy
par Michel Deguy

Grande figure de notre temps, à qui aurait dû être confiée
la présidence du Parlement dans une Europe des esprits, Bronislaw Geremek est mort dans un accident de voiture le 13 juillet 2008.

La mort de Geremek m’entraîne dans une tristesse spéciale, énorme, pareille à la pesanteur d’un nageur épuisé — bientôt « noyé pensif (qui) descend ». Pourquoi suis-je contraint à cette « première personne », un peu déplacée, qui se singularise et s’en excuse ? Comment un « étranger », de tant de manières éloigné, peut-il être à ce point touché par la mort de cet homme ? Je lui dois donc plus encore que je ne croyais. Il me faut esquisser un récit :

 

Voici peu de mois (en 2008), j’eus la chance de passer presqu’un jour avec Geremek à Rennes : le concours des circonstances fit qu’invité à St-Brieux par la Ligue de l’Enseignement laïc à parler de poésie en « maison de la culture », je rejoignis Geremek invité à l’Université de Rennes : la Faculté de Lettres honorait l’historien médiéviste, le Polonais historique, le député européen, et l’un des derniers humanistes — une grande figure de cette Europe qui ne se fera pas. Et de « conversation », prévue par notre programme, il n’y eut point : tout simplement parce que, quand après son salut ce fut mon tour, je le priai de nous dire sa vie, sa pensée, son action, le plus longtemps possible : tous ces jeunes gens avaient la chance Courtoisie admirable, usage parfait de la langue de ses hôtes, phrasé grammatical rigoureux, diction attentive […], cela dans l’intelligence du sens de l’Histoire, à savoir de la déposition de l’illusion de l’avenir révolutionnaire
et de l’avenir de l’illusion religieuse.
improbable de rencontrer (et en effet ils ne l’ont plus) en cet âge du témoignage, un des grands témoins ; ils ne devaient pas en perdre une minute. J’étais un des rares en cette séance (l’âge aidant) à avoir porté « Solidarnosc » à la boutonnière ; puis suivi Geremek mois par mois dans les gazettes à travers tant de luttes, de ces luttes dont c’est la définition qu’elles sont perdues (mais pas d’avance !) puisqu’elles ont lieu pour le meilleur, et qui font porter à un homme comme celui-ci cette grandeur du passé dans le présent dont l’organisation médiatique de la présence (« Vivez en direct… par les images ! ») prive et privera toujours plus implacablement les « nouveaux venus » (Arendt).

 

Courtoisie admirable, usage parfait de la langue de ses hôtes, phrasé grammatical rigoureux, diction attentive, haute responsabilité d’enseignant, réserve aristocratique dans l’égalité humaine absolue, et tout cela, bien sûr, dans l’intelligence du sens de l’Histoire, à savoir de la déposition de l’illusion de l’avenir révolutionnaire (passage du totalitarisme à Solidarnosc) et de l’avenir de l’illusion religieuse (ou idolâtries « intégristes ») : futurition d’une nouvelle tolérance serait un nom pour cette espérance maintenue avec l’énergie du désespoir. Un respect profond entoura cette manifestation publique — une des dernières donc — du zèle pour la vérité, l’objectivité, le désintérêt, l’infatigable sagesse de l’intellectuel.

 

Et qu’il ait pu être supprimé, anéanti, un après-midi de juillet dans un accident de la route, cette effrayante banalité du mal, ce fait divers de la mort statistique, cette destruction de masse, ce mouroir moderne, avec cent mille « anonymes » dans la circulation mondiale des chauffards, qui est un des noms de l’homme contemporain, distraitement, stupidement, intempestivement, cette annonce achevait de changer notre anxiété en présage, de faire augure et prémices pour notre avenir politique, européen, de citoyens incapables de lui avoir confié la présidence du Parlement dans une Europe des esprits. L’Europe kantienne continentale n’aura pas lieu, n’aura pas eu lieu. Les intérêts inconciliables, les chauvinismes, le temps du mépris, l’abaissement des ambitions de l’esprit (toujours plus loin de Husserl, de Valéry…), les régressions des croyances, les fourberies politiques, les calculs qui, en définitive, de ruses en trahisons, s’emploient toujours à la défaite déraisonnable d’un bien plus commun, à l’écrasement fatal du jugement intelligent par l’argent, l’auront emporté.

 

Adieu au meilleur, aux peu nombreux (oligoï) qui ne renoncent pas à l’impossible. Un Geremek de perdu, un million de populistes soulagés. Il sera diffamé par ses ennemis ; par son propre pays ; les foules haussent les épaules ; les fanatiques ne regrettent pas le réformiste. L’Europe toujours moins européenne enterre son passeur multilingue.

Michel Deguy