Billet — Interlude

Michel Deguy
par Michel Deguy

À Caillebotte.

Voici que les isolés échangent des images. « On se fait une toile » – mais c’est de peinture qu’il s’agit et non plus de film. On voisine en projetant sa fantaisie 2020 confinée sur une célébrité, comme on faisait des moustaches à Vénus dans son livre d’Histoire en 6e. Ici, chers proches inconnus, je me refais le fameux Caillebotte du Musée d’Orsay en le faisant parler, inversant le performatif.

 

 

Que rabotent-ils ?

La perspective.

Que préparent-ils ?

La scène, le décor, le tableau

 

En tenue de faune, ce sont certes des divinités inférieures, capricantes, et on voit à peine leurs visages, tournés vers le bas ou se relevant un peu. Mais ce sont de jeunes mâles sveltes et musclés, dans la tradition des TORSES, cette métonymie de l’Antique que les Beaux-Arts par milliers ont emmagasinés jusqu’à nous ; et leurs six bras sont ceux des centaures prêts à l’enlèvement.

Et la scène est sociale sans doute, dans l’appartement bourgeois dont l’écu de fer forgé fait enseigne au balcon du tableau dans la lueur dorée de Paris : ce sont les ouvriers de Mallarmé, minces et moustachus comme Mallarmé lui-même, l’artisan français. La bouteille et sa moitié – ce verre de rouge noir – sont au sol sur le marbre devant la cheminée. Les vêtements de velours marron – avec quelque trousse – sont tassés dans le coin haut à droite du trièdre de bois praticable (au nord-est de ce cadran solaire qu’est le tableau, cette roue d’or du temps qui engrène le demi-cercle des dos).

 

Que servent-ils ? Le motif a changé ; il n’est plus littéralement mythologique. Mais ils servent la lumière : c’est toujours Danaé à la pluie d’or. Ils lui frayent l’atterrissage, ils la font entrer dans le décor ; ils en recueillent les copeaux blancs, orpailleurs.

Un parquet, ça se fait, quand on est peintre, comme un plafond Guardi, une voûte, un ciel de lit. Mais, la commande en est beaucoup plus rare ; le trompe-l’œil beaucoup plus honnête, on dirait d’un plancher terre-à-terre, non voluté. On voit les épaules et le dos, non les ventres, les nuques, non les aisselles ni les antres cuisses.

Un sol, ça se monte comme la marée. Tabula rasa. Il n’est qu’à tout mettre au sol. Entasser de l’horizontale, plein la vue, pour faire plat : aplatir, aplanir, vers la lumière. Les parallèles se pressent dans le cadre, en faisceau, bien étalées bien distinctes, pour se rejoindre hors d’ici, là-bas « en fuite » : cher point du monde, très proche mais hors cadre : utopie. Vous n’avez qu’à prolonger. C’est toujours Hobbema. Eux les jardiniers du dedans, tournant le dos à ce point de fuite, comptent, distinguent, trient ; font tenir les lais en tableau. Ils lissent les rais, tissent les lais, rayonnent le miel, disposent la réception du jour (je fouillais dans l’homonymie fourmillante à lai, lisse, à rai…)

 

Le tableau, c’est une surprise. Comment s’y prend-il pour nous la faire ? Il découpe, il cadre, il ouvre une fenêtre sur le visible. Nous ne verrons jamais le manche entier du burin qui traîne en bas de la toile, ni la jambe droite du premier raboteur, ni la cheminée de marbre au pied de laquelle le beau rouge est versé, ni la hauteur fenestrée qui dut en rabattre. Notre regard descend, traîne à terre, retombe sur leurs dos, fait rouler la roue d’or sur les muscles. Les choses sortent du cadre pour le faire remarquer. La signature, elle, ne sort pas du tableau : elle n’appartient pas à la chose peinte.

Mais que font-ils dans cette lumière 19? Ils travaillent à ce qu’ils font, et ainsi à la peinture. En mouvement comme des bielles, attirant repoussant. L’homme du centre en fin d’extension vers nous comme la pointe de la vague sur notre rivage. À droite (ils se parlent, ces deux-là ! ô temps, suspends ton cours), la varlope en marche arrière déjà sur ses rails de chêne. Flux, reflux, l’écume rousse de la lumière imbibe le parquet rosé là-bas – là-haut ; caillée. La peinture blanchâtre – matière du peintre, je veux dire – commence à transparaître devant le spectateur, dans le bas du tableau.

 

C’est allégorie de la peinture, parce qu’il y a un « autrement dit » dans mon commentaire qui rend à l’art de peindre l’exactitude de la description du dépeint. Disant ce qu’ils font, ces personnages, je disais ce que fait le peintre pour faire le tableau. Tautégorie de la peinture : cela lui revient, transposition transparente.

Aujourd’hui qui seraient (que feraient) les figures ? Des moniteurs de plage sur le sable doré, des scootéristes de mer dans leur anatomie prisée avec les combinaisons de goudron, surfant la planche…

Michel Deguy