Billet — La guerre des Mondes

Michel Deguy
par Michel Deguy

Souvent, les soirs de confinement, nous prenons un film à la télé, un peu au hasard ; le western revient ; la mort en ce western.

Mort indolore, sans importance ; par centaines les Indiens sont fusillés au galop ; par dizaines les rangers tombent fléchés. Le carnage américain, coast to coast, massacrera les Noirs après les autochtones ; puis le Nord et le Sud, en « sécession », s’entretuent.

Avec Whitman l’horreur commence d’être perçue. L’amour (sur sexe) ne tarit pas la haine, mais la scande et l’accroît. La mort au lance-flammes des Japonais et des Viets fera de Hollywood la première industrie du soft-power « culturel » américain.

Le grand-spectacle des humains à-demi morts exterminés ; l’image des écorchés vifs décharnés exsanguinés démusclés désexués debout en fosse commune périssant titubant par milliers dans la boue, commence au mitan du siècle 20 avec les films d’Hiroshima et de la « libération des camps », et entre tous d’Auschwitz.

Les hommes, mortels, découvrirent – comme les bourgeois allemands trainés de force en visite des crématoires pour qu’ils sentent et ressentent l’odeur de la mort qu’ils n’avaient pas sentie dans leurs banlieues – que non point « nous autres civilisations mortelles » mais l’humanité pourrait bien en finir avec elle-même.

Cette imminence n’a cessé d’imminer, et la menace en est à minuit moins cinq (ou moins trois). Les dizaines de milliers de bombes thermonucléaires à portée du bouton, s’entassent FIN prêtes dans les silos et sous les mers.

Seuls l’Allemagne et le Japon avaient renoncé à l’arme fatale. Les Maîtres de la mort ont essaimé et les petits ont la même puissance que les grands, Kim ou Netanyahou que Trump ou Xi, Modi ou Poutine.

Le seul Obama avait au Caire il y a onze ans rappelé que le désarmement géopolitique mondial rendrait seul possible une autre fin que celle de l’Hiver nucléaire, plus probable que celle du réchauffement. Il est établi maintenant que ce désarmement n’aura pas lieu – pas plus que Ghandi ne put extirper de la tête des tueurs l’obsession de son assassinat. Trump n’est pas seul responsable, bien sûr. Mais la paranoïa et la débilité intellectuelle de ce Président fou (« America first ») est la cause de l’abaissement imprévisible des USA, qui réduit encore la chance d’une organisation mondiale.

Robert Antelme parla de « l’espèce humaine ». C’est au pluriel aujourd’hui qu’il faut prendre ce terme : comme si  les espèces humaines, qui sont dénombrables [1], étaient entre elles aussi hétérogènes que les animales. Le rêve du métissage et de l’adoption ne dissipera pas le cauchemar de l’inaccessibilité du Genre… Le « genre » ? « Gender » ? Mais la question n’est plus celle des différences sexuelles et du transgenre. Plutôt celle de l’animalité humaine, et de la pulsion de mort, psychanalysable, déchéant de cruauté en férocité. Comme si « quelque part » l’identité humaine demeurait irréductible à la fiche biologique de l’ADN – insoluble dans le « Gestell ». Chacun dit bien « mon ADN, ton ADN »… Mais ce n’est pas un Même scientifique qui annulerait les altérités [2].

 

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De « fin de » en « fin de », nous finissons par finir. « Finalement », l’hominisation n’aura duré que quelques dizaines de millénaires ?

  • Fin de la mort ? Ce but ultime de la Recherche programme la fin du convivre.
  • Fin de la procréation ? L’égalité homme-femme (dont la « parité » aura été l’aimable prémisse) requiert la désutérisation des femmes.
  • Fin du travail ? La fin de l’apartheid entre la force de travail et les donneurs d’ordre (la cuisinière et le chef d’orchestre) externalise le régime « Law and Order » en Automate suprême sans sujet ; fin du Léviathan même en planète Chine. Le sans-fin (atélique) et le sans-fin (éternel présent) se synonymisent.
  • Fin des langues ; fin de l’Art, transmué en culturel multiculturaliste monotonisé dans la Broyeuse mondiale de la « musique », de la performance et de l’installation.
  • Fin du rêve « Cohn-Bendit » ; ou de la démocratie en trêves de compromis négociés. Pourquoi ? Parce que les adversaires sont des ennemis qui partagent « les mêmes valeurs ».

Quand deux ennemis se font face en miroir, ils sont en énantiomorphie : non superposables, chacun image inverse de l’autre. Il « faudrait » que le même fût extérieur aux deux pour qu’un accord soit trouvable à son sujet : un but commun en face des deux. Un désirable inaccessible aux deux : et pas « le même ». Écoutons les puissances irréconciliables [3] : chacune veut la paix, la prospérité, dans la « transparence » de la même bonne foi sans « arrière-pensée » [4]. Aussitôt la trêve est rompue par l’autre [5], qui n’a pas « respecté les valeurs ».

La croyance « Cohn-Bendit » reposait, elle, sur deux conditions :
a) nous sommes tous ce que nous ne sommes pas, par exemple « tous des juifs allemands ». b) nous pouvons nous attabler en extra-territorialité.

 

*

 

Si achever le nihilisme est la tâche, son élan (celui de l’énergie du désespoir) la transporte du constat que « nous n’avons rien en commun » à cet optatif « nous avons le Rien en commun ». Mais comment déployer convivialement cette condition que nous pourrions appeler « mallarméenne » ?

Le Rien en commun, c’est ce qui préserve les espèces animales dans leur côte-à-côte. Rien – sauf l’air et la nourriture. La mouette et le requin ne se gênent pas trop ; ni la girafe et le léopard. Vie commune, mais pas de monde commun : pas de guerre des mondes.

L’Espérance de commissions « Vérité et réconciliation » comparables au changement d’axes en mathématique pour un nouveau point O, ou origine ? Origine du genre non darwinien…

Mais le nihilisme accompli laisse trop tomber l’altérité… Comment le composer avec l’intuition et résolution lévinassiennes ? La condition humaine assumée, comme l’appelait le romancier, requiert les savoirs anthropologiques en quoi insiste infiniment l’altérité des autres… dans l’espérance d’en finir avec la guerre des mondes.

 

Michel Deguy


Notes

 

[1] Il y en a beaucoup plus que de races et beaucoup moins que de langues, et plus que de nations. La carte peut en être dressée.

[2] L’altérité, non soluble dans l’amitié ni dans l’amour. « Qui es-tu ? », demandaient la foi et sa théologie. « L’inconnaissable » ? Non pas Dieu mais son image, l’Homme.

[3] Kant : le Roi de France et l’Empereur d’Autriche veulent la même chose : Milan.

[4] Relire les pages de Derrida sur la promesse et la croyance, dans Foi et savoir, région des pages 88-98

[5] Russie/Ukraine ; et passim.