Rôles de l’Etat — La question de l’élargissement du Ministère de la culture se pose

Michel Deguy
par Michel Deguy

Réponse à l’interview donnée par M. Aillagon au journal Le Monde
du 29 décembre 2008 et titré : “La question de la suppression du Ministère de la culture peut se poser”.

Il se pourrait que M. Jean-Jacques Aillagon se trompât du tout au tout. Il y va en effet du tout.

La référence à Malraux (de façon à éviter d’évoquer le ministère de Jack Lang), sur fond d’allusions à un passé de tradition (avec Victor Hugo et les Rois de France dans l’iconostase, pourquoi pas ?) comme à une continuité avec innovations, est plus encore un contre-sens qu’une méconnaissance : aucune réflexion approfondie, rétro- et prospective, sur la culture culturelle n’a la moindre consistance si elle ne prend en charge philosophiquement le caractère sans précédent du phénomène culturel comme phénomène social total (selon l’expression de Marcel Mauss).

 

Je le résume encore une fois : tout ce qui est, sans exception, est ressaisi (saisi, saisissable, ou ressaisissable) en tant qu’expression phénotypique du génotype humain (ethnique, social) de sa provenance. Brièvement : tout est artefact ; tout artefact est patrimonial ou patrimonialisable : patrimonialisation consacrée (ou à consacrer) par sa « labellisation » ou « image de marque ». Ou, en formules équivalentes :

a) son innéité (vieux lexique) génotypique ajoute sa valeur à un étant quelconque. Entre tous la langue, bien le plus précieux, est le trésor en amont de tout travail (production) et de toute accumulation de capital. La notion générale (« le culturel ») est donc amarxienne ;

b) ne laissant rien en dehors, le culturel absorbe (résorbe) l’art et la religion. Il efface la différence — à et par laquelle nous tenons toujours — entre animation de la vie (un des synonymes de la culture culturelle ; festivité, expressivité générale, créativité) et grand art, discontinuité des œuvres, trame serrée des savoirs ;

c) la relation nucléaire génotype-phénotype (elle-même généralisée métaphoriquement à partir des sciences de la Vie) fait que l’identité d’une chose est (re)traçable : sa traçabilité détermine ontologiquement tout ce qui est comme produit : le produit de consommation et le consommateur lui-même ; engendrant le sécuritaire comme le reste (axiome induit : la raison humaine bute sur l’identité ; voir les corollaires en communautarismes, intégrismes, effondrement de l’Universel et des universaux, etc.) ;

d) l’expressif accompli est « excellent » : le produit typique d’une collectivité vaut absolument. Il y a donc contradiction dans la valeur : « mes valeurs » valent absolument. Cependant la valeur en tant qu’évaluable réclame évaluation : elle est relative. Mais toute hiérarchisation de valeurs est irrecevable au regard du principe d’égalité. « Nos valeurs, vos valeurs, leurs valeurs… Sauve qui peut les valeurs ! ». Tout est valeur. Le propre de la valeur est de perdre son crédit.

 

L’affaire est économique de part en part. Aillagon le sait bien. Mais faute d’en mesurer la radicalité, on s’en prend à ce Ministère (Madame Albanel), dont Aillagon fut chassé ; comme fit naguère Marc Fumaroli, croyant que le culturel (le tout culturel) était une (fausse) manœuvre de gauche. Pour Aillagon aujourd’hui la mauvaise manœuvre est de droite. Il n’en est rien. Le tout culturel est étatique en effet, parce que tout (voire le tout) est culturel. C’est seulement en tenant cette considération globale, elle-même en provenance de la méditation de « l’âge de la technique » (Heidegger), dont la phase actuelle est le stade suprême (tel que par exemple la mondialisation touristique en est un des épiphénomènes flagrants, voire déflagrants), qu’on peut essayer de problématiser, de prévoir, et d’infléchir (?) un avenir de la Chose.

 

S’il fallait que l’Etat choisît (non, l’Etat n’est pas une libre pensée), il le déchirerait en un “d’une part/d’autre part” dont il n’y a pas de solution de compromis, puisqu’il faudrait satisfaire au double bind de deux injonctions contraires ; la première, qui absorberait déjà toutes les ressources (le budget) : soutenir et promouvoir l’économie contemporaine de l’Affaire culturelle (celle des « industries culturelles »  en mutation technologique incessante, de novation en novation relançant la croissance/consommation dans la « compétitivité mondiale ») ; et la seconde : résister au culturel, dont le régime mondialisé (hégémonique et « dérivant » ses produits) entraîne la fin de la culture au sens millénaire Un  Ministère des Affaires culturelles devrait être ajusté
à ces trois missions régaliennes : conservation
du patrimoine, éducation artistique de la jeunesse
et exportation
« à l’étranger » de
la version française des choses. 
du terme et du type humain qui la portait (celui de l’oligarchie des sages/savants ou « philosophes »), c’est-à-dire la fin de l’Esprit tel que pensé, reconnu de « crise en crise », proféré par Hegel, Husserl, Valéry et tant de milliers d’autres intelligences.

 

Les pages « culturelles » des journaux désignent les secteurs de ce qui est reçu comme culture : sport, cinéma, musique (non classique), spectacles. « Résister » veut dire apporter attention et soin à tout ce que cette doxa ne considère plus, ne mentionne plus dans le programme. Sans illusion, bien sûr, mais afin que ne disparaisse pas de l’espace public les biens « musaïques » de l’ancienne tradition.

D’où ce partage : à l’Etat la conservation du patrimoine (qui mobilise, on le sait, la quasi-totalité de la ressource) ; l’éducation artistique de la jeunesse (singulièrement mal assumée en France par « l’Enseignement ») ; et l’exportation « à l’étranger » (« le reste du monde »), dans les très nombreux, et jadis actifs et prospères, centres culturels multiformes, de la version française des choses.

On devrait donc concevoir, ajusté à ces trois missions régaliennes fondamentales, et bâtir, un immense Ministère des Affaires culturelles, à la mesure du « phénomène social total », qui comprendrait outre l’actuel ministère de la culture, délesté de la communication-information, le ministère de l’Education nationale (puisque l’éducation a pour fin la culture, non l’emploi), et tout ce qui dans le Ministère des Affaires étrangères, par les postes diplomatiques, était censé faire connaître et rayonner (sic) la « culture française » dans le vaste monde — avec, peut-être, une distinction axiale entre aire francophonique et aire allophonique.

 

Deux principes d’action étaieraient la critériologie des choix budgétaires pour la subvention en général [n’oubliez pas le caractère hypothétique (Kant) du jugement : « S’il faut choisir… »] :

Ne pas subvenir à ce qui marche tout seul ; ne pas promouvoir ce que l’immense sphère médiatique, la démesurée, la totalisante totalitaire, promeut, gonfle d’argent et d’éclat, séparant les « anonymes » (sic) et les people, aggravant l’apartheid humain des très riches et des très pauvres.

Laisser là le critère « d’excellence » et la « culture du résultat ». Non seulement parce qu’ils accélèrent le cercle vicieux de la réduction de l’intérêt à quelques gros œufs dans le même panier, monotonisant l’arène du « spectacle », neutralisant et décourageant l’inventivité et la curiosité, mais parce que l’excellence dans l’équivalence générale de ce qui vaut absolument est plus une contradiction ruineuse qu’un paradoxe fécond. Bien sûr tout mon propos est politiquement (et socialement) incorrect, mais il entame, à cet instant, le programme de « résistance » que j’évoquais, non pas dans la nostalgie ringarde ou réactionnaire de l’esprit valéryen, mais dans la résolution d’une confiance insubmersible en la vie de l’esprit, seul recours, articulée à une « écologie » générale, non « environnementale », alertée par une menace de pollution du « monde » au sens philosophique.

 

Les vins français ou les reproductions de la Tour Eiffel a) n’ont pas besoin que l’Etat « vole à leur secours » (ni, non plus, les Chtis… [1]) ; b) sont plus faciles à goûter et ont moins de saveur d’humanité que Les Essais. Certes, la gastronomie est plus « porteuse » (c’est un de leurs mots) qu’un colloque sur Montaigne ; mais le bordelais n’a au fond de sens que par Montaigne.

Faute de quoi…? Je me contente ici d’exemple pour accélérer l’allure. Que se passe-t-il ? On ferme [2]. La France a fermé des dizaines d’instituts culturels ces dernières années, selon une politique amorcée il y a longtemps (Juppé ?). Les bâtiments sont vendus pour de misérables économies. Les commandes de l’Etat commanditaire, descendant par « la voie hiérarchique », entravant les initiatives locales, imposent, pour les « résultats » que l’on sait (ventes à l’exportation des produits de consommation labellisés France) les buts « culturels » qu’un sondage populaire plébisciterait sans doute plus massivement que la « french theorie ». Un exemple : il vaudrait mieux faire traduire les livres beaux et difficiles, à présenter « à l’étranger », plutôt que de « promouvoir » les romans de troisième ordre de la « rentrée »…

Peut-être s’agit-il de sortir de l’âge de la consommation. Pour aucun retour-à ; mais en inventant autre chose que la consommation.

Et le reste ? Tout le reste, à savoir ce qui n’est ni patrimoine (au sens ancien), ni éducation artistique, ni présentation d’œuvres sérieuses à l’étranger, reviendrait, en effet, au mécénat, au « privé », aux chambres de commerce, etc.

Oui, la question de la suppression du Ministère de la culture peut se poser… à condition d’imaginer (oui, imaginer) de leur substituer un Super-Ministère du phénomène culturel global. [3]

Michel Deguy

 


Notes

[1] J’arrivai à Pékin en 2004 avec des amis poètes pour l’inauguration de la Super-médiathèque française (assécheuse du budget des autres) : deux immenses posters nous accueillaient : d’Alain Delon et de Gérard Depardieu, tandis qu’une grande affiche annonçait Patricia Kaas. Précisément trois qui n’ont pas besoin de l’Etat pour se mondialiser.

 

[2] Symbolique — ou « emblématique » — du on-ferme : l’abandon au commerce des fripes de la grande librairie universitaire de la Place de la Sorbonne.

 

[3] Rappelons que Madame Delmas-Marty terminait son discours inaugural au Collège de France par un appel « aux forces imaginantes du Droit ».