Billet — La Règle du Jeu

Michel Deguy
par Michel Deguy

« Sachez quel rythme tient les hommes », dit une antique et fameuse sentence [1].

Le rapprochement, l’articulation « rythmique » de deux des positions foncières, tels des a priori existentiels, la manipulation et le jeu, font la matière de la présente réflexion.

 

De la manipulation   

« Manipuler » n’est pas une activité occasionnelle. Ni son passif, « être manipulé ». L’analyse de cette opération constante, délibérée, générale , et ici féminine, impose de la tenir pour ce qu’elle est, disposition d’un quasi « existential », modalisé ici en « existentiel », comme tout à l’heure  je tenterai le « transcendantal ».

Tactique certes consciente mais qui se disculpe sur sa « naïveté » ; ici examinée sous l’angle de la victoire du « pouvoir féminin ».

Manipuler l’autre, c’est l’amener à faire ce qu’elle désire et veut obtenir sous la pression non relâchée (« polymêtique ») d’une stratégie gagnante.

« Je ne te le fais pas dire » accompagne le moment où je te le fais dire. Je n’y songeais pas… mais puisque je t’entends le dire en te faisant croire que c’est ton but… ; dont acte – si mince que soit l’affaire en question à chaque fois, même de la soirée demain ou lieu de vacances etc…

 

La règle du jeu [2]Pierre Vesperini écrit en épilogue à sa déconstruction gigantesque de La philosophie antique [3] : « De tous les penseurs qui se sont penchés sur le phénomène du Jeu, aucun ne me semble plus précieux que le psychanalyste Donald Winnicott ». Et il cite cet auteur : « Alors qu’on décrit la vie humaine selon l’alternative rêve personnel/ réalité vraie ou partagée (…) on se rend compte que la vie des adultes, des adolescents, des enfants et des nourrissons se déroule essentiellement dans cet espace intermédiaire (le transitionnel). On pourrait même dire que toute la civilisation se passe dans un espace qui, dans la mesure où il est indépendant de la réalité, est une forme de folie ».

C’est ainsi… Mais il faut encore achever cette formulation avec ce complément qui la change en sa vérité : l’existence est un immense jeu… sans règle du jeu. Paradoxe ? Adunaton ? S’il n’y a pas de jeu sans règle, il faut fouiller cet abîme où l’identité d’un « même » semble s’évanouir. Ou s’épanouir ? On joue un jeu hyper-complexe (sa vie), dont on ne connait pas les règles – parce qu’il n’y en a pas. Mais comme nous ne cessons de jouer à des jeux dont nous connaissons les règles subtiles et passionnantes (les échecs, les dames, le bridge…), nous croyons qu’il y aura des règles (des lois ?) qui fixent le Grand Jeu, et que, si nous échouons, c’est que nous les connaissons mal.

Il n’en est rien. Et c’est précisément ce que veut dire Monsieur K, titubant dans son Procès. Ou Mallarmé qui, les cherchant le mardi soir pour ses visiteurs, ou dans une liturgie de « messe », et jusqu’au Coup de dés, avoue son échec (« vainement »), et en rabat.

Jeux de l’amour et du hasard ? Chez Marivaux, le malentendu, constitutif du rapport des sexes, se termine « bien » (définition de la comédie), au lit ou à l’autel (plutôt dans l’ordre inverse, de l’autel au lit). On le fait croire perdant – jusqu’au divorce, dans l’intervalle entre les pièces. Le hasard fait bien les choses. Et on recommence. Qui a gagné ? Ou plutôt : qu’est-ce qui a gagné ? Réponse : le théâtre. Le gagnant est le public. Et le confident en a parlé, qui hors scène est l’universitaire.

« Il faut parier ? » L’étrange martingale de Blaise Pascal feint qu’il y ait un moyen de gagner à la fin. Vous n’y perdrez quasi rien, et à bien regarder cette vie de misère, rien du tout. Et vous aurez tout à gagner – le « salut ». De même qu’à la roulette le joueur obstiné double sa dernière mise… Vous gagnez, oubliant qu’« à la fin » il n’y a qu’un seul gagnant, c’est le casino.

Chez les politiques parlementaires, on forge des slogans consensuels du genre « « jeu à somme nulle », ou « gagnant/gagnant » – qui « manipulent » les électeurs. « Perdant/perdant » serait mieux adapté à l’état des choses économico-social actuel.

Pour insister méchamment, disons que le casino, c’est l’Église. Les théologiens et les prêtres manipulent Dieu en le faisant parler [4] – comme aux messes d’enterrement où leurs doigts persuadent un moment croyants et incroyants de lever les yeux vers le ciel (« Sganarelle ! Le Ciel… »). À moins que ce soit Dieu qui manipule les hommes. Quand les dieux grecs étaient parmi les hommes, ils disputaient entre eux qui manipulait mieux l’autre : Ulysse ou Poséidon ?

 

Féminisme

Il faut reconnaitre la puissance et la prise de pouvoir historiques de l’humanité féminine. Le fou d’Elsa se rend. L’avenir de l’homme était bien la femme. Elle ne nous le fait pas dire… Son infériorité, puis inégalité, puis parité, puis responsabilité. Le guerrier est le repos de la femme … maîtresse de la filiation, du patronyme en perdant le sien elle sait qui est le père. Le mâle s’épuise, pas la « female ». Et au 21e siècle, en ère intégralement technologique de « la vie nue », sa longévité médicalement assistée (dont les morts en couches la privèrent pendant des millénaires) lui assure l’héritage.

Michel Deguy


 

Notes

 

[1] Je lis au début de la belle autobiographie de Andrea Marcolongo (Étymologies, Pour survivre au chaos, aux Belles Lettres, 2020) la traduction qu’elle en propose : « (…) le rythme qui règle la vie des humains ». Le mot « echeï » dit plus que « règle », me semble-t-il.

 

[2] Allusion furtive au film historique de Jean Renoir (et anticipation – cf. infra – sur le rappel de Marivaux.

 

[3] Fayard, 2019, pages 304-305.

 

[4] Joseph dut encaisser la grossesse spirituelle de son épouse. Ce n’est pas Jésus l’adopté, mais lui. Ce qui ne veut pas dire que l’adoption, mais dans un sens nouveau, extraordinaire et impossible, ne soit pas l’avenir de l’humanité (s’il en est un). Au contraire. Un métissage et marranisme universels de paix…