« Semaine de la langue française » — La trouble-fête

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par Michel Deguy, Martin Rueff et Jacques Dupin

Suite à notre article du 12 mars dans Libération :La langue française a dix mots”, Xavier North réagissait le 19 mars dans le même journal par un : “Laissez vivre la langue française”. Nous lui répondons.

Monsieur North est « délégué général à la langue française et aux langues de France ». Il s’énerve ; il a raison ; il sent que nous doutons du sens de ses « admirables efforts » pour promouvoir la langue française en proposant qu’on démontre sa modernité à partir de dix mots.

Il a raison aussi quand il reprend confusément notre argumentaire (ce sont les littératures qui font les langues). Il a raison enfin quand il nous donne tort : nous ne partageons pas son sens de la fête. Nous nous permettons de douter que la défense et illustration de la langue française passe seulement par l’extension des échanges, la « mondialisation du commerce » ou la spectacularisation de la société (en l’espèce un concours dont le plus sage doit rire). Ni qu’il faille rendre le français aussi attractif que « l’anglais ».

 

À la fin de son Essai sur l’origine des langues où il est parlé de l’imitation musicale, Rousseau, qui ne confondait pas communication et dialogue, commerce et échange, prix et valeur, prévoyait un chapitre, resté hélas inachevé, sur le « rapport de la langue aux gouvernements ». On y trouve la phrase suivante : « Les sociétés ont pris leur dernière forme ; on n’y change plus rien qu’avec du canon et des écus, et comme on n’a plus rien à dire au peuple sinon, donnez de l’argent, on le dit avec des placards au coin des rues ou des soldats dans les maisons ; il ne faut assembler personne pour cela : au contraire, il faut tenir les sujets épars ; c’est la première maxime de la politique moderne ». Que monsieur North (qui devrait la défendre) ne compte pas sur la poésie pour admirer ces placards et rallier cette maxime, elle qui veut incarner (aujourd’hui et plus que jamais peut-être) l’inquiétude d’une langue, l’angoisse de ceux qui la parlent, le désir d’échanges gracieux et fragiles, mordants s’il le faut.

Elle n’a besoin de personne pour faire la fête et elle refuse aussi qu’on lui prescrive ses printemps. « Aussi longtemps que le monde renversé sera le monde réel » (Marx), la poésie sera la trouble-fête.

 

Michel Deguy, Jacques Dupin et Martin Rueff