Chers amis,
Tout déconfits nous ne nous sommes pas revus depuis des mois, et nous nous revoyons – un peu, dans la mascarade générale, pour accueillir enfin l’automne. Avant de vous présenter les numéros récents 172/173 de Po&sie et d’esquisser l’avenir, permettez-moi, en liminaire, de vous soumettre quelques observations tempestives.
On a beaucoup parlé des revues, ces temps-ci, à l’occasion de la fermeture du Débat de Nora/Gauchet. Notons au passage que la décision de Gallimard – qui maintient une Nrf posthume – est criticable. Les causes invoquées sont admises – et le dépeçage « en ligne » qui obsolétise les revues « papier » – semblent nous vouer à la disparition. La faute à Cairn, en somme… Mais la magie de cette prestidigitalisation ne nous éblouit pas au point de nous faire perdre la relation de la réalité à la lisibilité. Le papier et sa lecture, le livre et la pensée s’appartiennent encore. C’est notre insistance résiliente…
Or ce qui m’a frappé, sans du tout me surprendre, c’est que dans les colonnes des journaux et les palabres médiatisées (deux pages pleines dans Le Monde, vous les avez lues), à aucun moment, en aucune manière, la moindre allusion n’a été faite à la revue Po&sie, qui est quadragénaire, a publié des centaines d’auteurs, et passe pour une très belle revue européenne (Cf. notamment les numéros 170 et 171 – Europe, centrale – sous la direction de Guillaume Métayer). Cela soulève la question : pourquoi n’existons-nous pas dans l’opinion intellectuelle ? Serait-ce « la poésie » qui existe moins, ou n’existe plus ? Sartre déjà l’avait sortie de « l’engagement » (et Stiegler n’était pas parvenu à proposer un usage généralisé de ce bon pharmakon).
Est-il arrivé que la mutation du phénomène culturel global (« social total », Mauss) – que les journaux continuent de localiser dans leurs pages « Culture » – a décloisonné et en même temps cloisonné « la poésie » en une étrange utopie faible ou basse, celle du partout qui n’est « nulle part », et qu’en dépit des dénégations on n’attend plus rien d’elle et de son changer-la-vie… parce qu’on a changé de vie ?
Le symptôme, l’exemple exorbitant de cet événement (je ne dis pas le « symbole » parce qu’on emploie ce terme à toutes les sauces, lui faisant perdre le sens) saute aux yeux à l’instant avec l’épisode hilarant, grotesque, de la panthéonade, ou entrée au Panthéon du couple Rimbaud-Verlaine. Je le résume : le culturel déchaîne une telle confusion que le ministre même, Jack Lang pour ne pas le nommer, qui en avait, dans la tradition Hugo-Malraux, socialisé (« sociétalisé ») l’Idée, en perd le sens jusqu’à soutenir la pseudoapothéose que serait la mise au Panthéon des poètes maudits enfin pacsés ! (bonne pour le tourisme ?)
Parenthèse : si on lit attentivement le contre-manifeste, favorable à la panthéonade, on saisit qu’il s’agit de « dés-institutionnaliser » le Panthéon : un des mille attentats visant « la République ».
Je ne peux m’empêcher – au risque à mon tour de confondre rapprochement et embrouillement (embrouillardement) – de divaguer sur l’extension du virus : le « sanitaire » qui ronge la société, comment pourrait-il se changer en bon pharmakon provoquant, non pas une « colère » de plus ou de moins, mais un mouvement (comment dire ? un sursaut « écologique ») assez partagé pour changer le poison en remède ? Probabilité quasi-nulle.
À entendre (recevoir en mails) les appels au secours de tous les « marchés de la poésie », constatons que celle-ci quitte toujours plus la présence, le « présentiel », ou performativité des lectures ou actes-poétiques « en présence » pour les vidéos de l’absence et les humeurs tweetées…
Michel Deguy
Po&sie à la Maison de la Poésie de Paris, le 26 septembre 2020.