La langue maternelle, ma langue – celle dont Hannah Arendt disait que c’était la seule où « je me permets des choses », à savoir les néologismes qui tentent de nommer proprement les choses pour les voir, les « saisir » dans leur apparition, ou originalité – est-elle inhospitalière ?
Le faire-en-poème (poïen ta poiémata de la technè poétique en vieux grec) est un dire : quand dire, c’est faire : telle est sa « performativité ».
Est-ce que ça fait grand-chose, s’inquiète le poéticien en tout poète ? Le grand-dire (megaloagoreuein le texte de Longin) ou parole sublime, change-t-il quelque chose au cours inexorable des choses, actuellement génocidaire et géocidaire ? La beauté en langue peut-elle contrepeser la misère ? Elle ne le pourrait que si l’amour de sa langue chez l’être-parlant l’attachait encore à la terre et à son monde.
À ce point, faisons place à l’anxieuse objection des « identités nationales » à l’égard de l’étrangeté les unes aux autres des « langues étrangères », pareilles à des hôtesses méfiantes qui se dressent contre « l’invasion de leur culture » par les allophones ! J’ausculte le rapport du nom propre au néologisme.
Une promenade récente en Eure-et-Loir me fit traverser une localité nommée « Nuisement » ; beau nom français qu’on dirait de la famille étymologique de la « nuisance ». L’ouï-dire poétique qui jouit de sa langue s’éjouit ici singulièrement : le nom propre est (comme) un beau néologisme. Ainsi Aragon égrenant les noms propres et donnant à la littérature son poème fameux des « cent villages ».
Ce sont les racines… dans la langue ; ces fameuses racines du patriotisme populaire, que les « étrangers », tous les venus-d’ailleurs, ne peuvent entendre dans leur chaire parlante, et que les Messieurs de la Souche moliéresques préfèrent.
Ma langue serait-elle inhospitalière ? Il faut entendre cette crainte idiomatique « idiotique ». Le global anéantirait la localité, la topo-logie du lieu ; et le globish peu à peu le poème du lieu (la « formule du lieu » dirait Rimbaud).
Ici entre en scène la traduction. Le traduire est le grand médiateur, la condition de possibilité effective du se-parler des humains (depuis que nous sommes un « Gespräch », disait Hölderlin). La traduction n’est pas seulement la langue de l’Europe, comme aimait dire Umberto Eco, mais la langue du monde. La logogenèse, en centaines de milliers d’années, fut un « traduire ». L’accueil de l’étranger, devise d’Antoine Berman au fronton de la traductologie, confie sa grande tâche à la traduction. Et non pas aux machines à traduire ni au desesperanto du globish (quelle que soit l’utilité d’un parler fonctionnel d’aéroport). Mais à la re-traduction de génération en génération, de la mise en œuvre des langues et du renouvellement de l’herméneutique.
Michel Deguy