Billet — Lapidaires

Michel Deguy
par Michel Deguy

La conquête de l’Espace

Conquérir : annoncer l’objet, se préparer ; Troie ou Paris ; s’emparer de la proie : la dévorer à sa façon. Achever.

Mais l’Espace est infini. Il n’y a donc pas de conquête de l’Espace. Il faut entendre le génitif dans l’autre sens : c’est l’Espace infini qui conquiert l’humanité, c’est-à-dire la transforme, la fait muter, l’« augmente », l’arrachant au langage et à la mort (au « zum Tode »).

 

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Les sept plaies

Quel âge ai-je ? À quel âge appartiens-je ? Autrement dit, combien d’exterminations, de fins-du-monde, d’« autres-mondes » eurent-elles cours en moins d’un siècle ? Au-delà de sept, si je compte bien :

– Hitler

– Staline

– Hiroshima

– Le Cambodge

– Tchernobyl

– Fukushima

– Le Trumpisme (l’ère du fake).

 

Quelles mutations imminentes (entamées) nous imposent de constater la fin de la « condition humaine » ?

– La sortie du langage de langues (« L’humanité n’attend plus rien du se-parler », Elon Musk).

– La mort repoussée (« victoire » scientifique de longévité remplaçante).

– La « conquête de l’Espace », c’est-à-dire par l’espace infini (déterrestration).

– L’arme absolue, détenue par une puissance (Poutine).

– La surveillance intégrale, ou « sinisation » (Mr Xi)

– Le guerrier augmenté : robot meurtrier (sous le vernis « éthique » de Mme Parly).

– La transcendance humaine amnésiée.

 

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Écologie : suite sans fin

Partons cette fois de la domestication ; du phénomène (« Ur-phaenomenon ») de la domestication. « Domus », à la maison, locatif ; les animaux à la maison (oikos). Sans bibliographie : des milliers de travaux qui quantifient, pourcentent le phénomène, établissent le fait : racontent le mouton, la vache, le chien, etc. Rien à prouver par la statistique.

Pendant des millénaires, l’humanité, cherchant sa délimitation, mythologiquement, théologiquement, philosophiquement (les dieux, le Dieu, l’Être) fit entrer les animaux à la maison. Le partage d’une sauvagerie irréductiblement féroce maintint l’extériorité d’une bestialité et d’une humanité non cohabitables (fable de Jurassic Park).

Le visage (Levinas) d’un loup devenu chien – ou d’un singe kafkaïen capturé par des marins – tourne vers les êtres-parlants ses yeux implorants. Il aplatit son souffle véloce au pied du maître (cf. la nouvelle de Thomas Mann).

L’âge cartésien des animaux-machines rend métaphysique (« dualiste ») la séparation occidentale des vivants. Au 21e siècle, âge de Disney, un zoo-anthropomorphisme renverse tout. L’homme est réanimalisé, mais puérilement, comme un petit sujet dans le jardin. Un tête-à-tête sans vérité devient la réalité, le robot transhumain est son anthropomorphisation en animal de compagnie japonais.

 

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Élévation

Ne croyez pas que nous allons laisser tomber (au sens grec : ελεγχειν) l’universel sous les coups de la correction politique en philosophie. Il convient plutôt de nous rapprocher de son besoin dans la sensibilité avant d’en ré-aborder la notion.

C’est notre imagination qui désire l’universel avant sa majusculation, et c’est ce que j’aimerais faire sentir, voir, en en proposant un schème aspectuel, une image-genèse.

« L’Universel, c’est quand ? » Ainsi parlent les enfants, et j’appelle « image » ce qu’on essaierait à ce moment de partager en invention descriptive. Une silhouette se découpe sous le ciel depuis une hauteur, un profil méditatif enveloppé d’une ample robe de safran – bouddhiste, si l’on veut – sur fond de ciel, ni masculin ni féminin, mais l’un et l’autre, indiscernables, comme en surimpression, ni enfant, ni vieillard, mais en âge du milieu de la vie, figure spirituelle, non sectaire mais « universelle, alias humaine », une singularité sans particularité communautaire.

À chaque abandon de particulier, tu peux gravir.

(Note : quant à ma patrie, ta patrie, notre patrie, vous n’êtes pas forcés de l’aimer, vous pouvez dire sobrement une légère préférence, argumentée de raison raisonnable.)

 

Michel Deguy