Vision, versus Point de vue — Le changement de paradigme est un changement de comparant

Michel Deguy
par Michel Deguy

Texte de présentation du n° 150 de la revue Po&sie, lu le 24 janvier 2015
à la Maison de la Poésie.

La brièveté d’une séance de présentation anniversaire (le n° 150) et de lectures nombreuses contrecarre le désir d’un long avant-propos apte à situer une revue fidèle à sa tâche de revoir, et cette singulière « conscience collective » malgré tout, qui ne parle aucunement d’une seule voix dans la circonstance présente, dans l’événement, si selon le mot fameux l’événement est notre maître. La poésie ne fait pas diversion. Pas davantage unanimité d’opinion. Elle n’a pas seulement des choses à dire mais les choses à dire. Les choses de la poésie ne sont pas un secteur, un sous-ensemble, et replié sur sa technê. J’essaye en quelques instants d’en faire entendre une responsabilité, en prenant ces choses sous deux aspects actuels — si « aspect » convient bien à dire la relation entre phénomène et logicité (« logie »).

D’abord donc je regarde les choses en tant que changées en images (dans l’équivocité homonymique). Et ensuite (deuxièmement) j’avance un propos en avant-propos condensé pour un poème traductible.

1. La vue et la vision

Je cherche à saisir quel tremblement de (la) terre nous échappe encore tout en nous échéant, dans le tremblement insensé du sens dont l’homonymie (voile d’ignorance) trouble la clairvoyance. Je parle des images et des choses. Déjà Rushdie fut condamné à mort pour avoir nui à l’image de l’Islam. (Autre exemple récent : un chef de l’opposition reproche aux « autorités » de « nuire » à l’image de l’autorité, etc.) Et passim : Hier, dans le Monde (29 janvier 2015), nous lisons : « C’est en fonction de l’image renvoyée par les classements que beaucoup d’étudiants font leur choix d’orientation ». L’image est la réalité.

Or l’image n’a plus rien à voir (c’est le cas de le dire) avec ce qu’elle fut et était au cours des siècles. Mutation ! L’injonction… « sociétale » du Présentateur maître de la Présentation est :« Vivez en direct les images que nous recevons » (ou bien il ne mentionne même pas« images », et nous fait entrer dans la phauto au cri de « Leben das Auto ! »).

La vraie vie est enfin présente ! Opération magique dont la fantasmagorie publicitaire mondialisée, plus puissante 10n fois que jamais ne fut propagande fasciste ou nazie, donne pour présence la photographie (la vue à l’écran) de ce qui jamais ne tomba, à jamais ne tombera dans mon expérience.

 

Maintenant, la poésie : que dit la poésie ? Que la vue doit être changée en vision. Je détourne la distinction fameuse de Mallarmé (sixième strophe de la Prose) :

«  / dans une île / que l’air charge de vues et non de visions ».

La vue, celle de la perception incessante, et qui regarde l’écran, la « visualisation » avec, donc, « doit » être échangée en vision. Le « doit » ici est celui d’une responsabilité prise par le poème (l’art en général). Cette « vision » se distingue essentiellement du « Tu as des visions, mon pauvre ! », du vague rêve, du cauchemar, de l’hallucination, de l’extase… C’est la vision noétique-poétique, dont je vais prendre exemple à l’instant chez Victor Hugo — pour me faire entendre.

Mais auparavant un mot de l’événement : que voit-on du monde « mahométan ». J’emploie ce synonyme pour pointer ce monde dans le monde de la terre qui prend le monde du Maghreb à l’Indonésie, où la représentation de Mahomet soulève, non plus le « printemps arabe », mais l’horrification du « blasphème »… En quoi s’est changé le monde musulman dans l’optique de l’humanité téléspectatrice ? En deux masses gigantesques (nullement « races » ni « peuples »), disons deux Léviathans effrayants, le terrible et le pitoyable. D’une part : des multitudes, des foules « innombrables » hurlant à mort dans l’unanimité de la fureur homicide. Et d’autre part ou en même temps, des populations gisant sur le sol brûlant ou glacé, atterrées, terrestrées, avec des dizaines de milliers d’enfants dé-scolarisés sous les tentes. (Pour ne rien dire ici des trois grandes autres « images » de l’Orient en Islam, qui font aujourd’hui réalité [1] : la prosternation synchrone dite « prière » ; le voilement des femmes désenvisagées ; les quartiers (un marché par exemple) changés en fleuves de sang par le suicide explosif des martyrs.)

C’est ce que nous, humains par milliards, devenus dans notre être des spectateurs en « images », voyons, et d’une certaine manière « connaissons » de l’Islam. L’Islam du dehors dans cette transmutation, où les choses sont devenues les images. Je ne dis pas leur image. Cette imagerie contemporaine (plus moderne que « moderne ») aphasique, alogique, sous l’alibi de l’indicible qui envahit la psyché, et dont la violence sidère l’imagination mnésique.

 

Maintenant permettez-moi, pour me faire comprendre vite, de repartir de Victor Hugo.

Victor Hugo n’avait pas des « flashes » ; il ne s’agit pas de « flashes ».

Si tu ne dis pas ce qui est à voir, si tu ne montres pas ce qui est visible, alors tu ne vois rien. Si tu ne dis pas « quelquefois ce que l’homme a cru voir » (Arthur Rimbaud), alors non seulement tu ne parles pas, mais tu ne vois pas « ce qui se passe ». Les deux visions léviathanesques évoquées à l’instant sont « hugoliennes »… ou plutôt le seraient, si ce qui est à voir (que vous pouvez indifféremment appeler l’invisible, comme peut-être appelé fable l’ineffable) ne pouvait l’être (comme il le fut par le poète) que par les dires du dire ! Si donc le filmable (que j’appelle, en pidgin d’aujourd’hui, le screenisable) pouvait attendre sa diction pour avoir du sens ! Le poème (hugolien) est la vision œuvrée dans la langue (même si toute la poétique ne consiste pas en cette seule saisie de l’aspect). Et je note au passage que pour la pensée de la différence de l’engagement et du témoignage, c’est une limite que le témoignage affronte : l’échelle du témoigné véridique, de la réalité documentée, ne peut laisser en-dehors de lui « la vision », caractéristique de son échelle à elle, sans manquer à la vérité.

Une La pensée a été changée en “intelligence”, en “QI”, c’est-à-dire en capacité-virtuosité combinatoire
dont l’ordinateur
est le modèle.
Le changement
de paradigme
est un changement
de comparant !
lumière éclaire les choses… Laquelle ? Celle qui vient avec le soleil (et donc qui est comme le soleil depuis la Genèse et Platon) ; qui « éclaire tout homme venant en ce monde ». Vous reconnaissez les mots du Prologue : au commencement était le Verbe, le dire (legeïn chez les Grecs). La révélation est celle du langage (à lui-même ?).

 

Pour contredire la mutation en cours (que Godard vise avec son titre Adieu au langage) je prends aussi ce biais : contrairement à l’usage maintenant régnant (« aujourd’hui régnant désert », pour parodier un titre de Du Bouchet), celui de l’empire de l’idéo-logie unique…, il ne devrait pas s’agir de « changer de logiciel ». L’autre cap, celui de Derrida, c’est de prendre un autre cap que ce cap « numérique » de l’époque. Et donc de les maintenir associés en même temps puisqu’il n’est pas question, ni possible aucunement, de « quitter la technique » ! Dès qu’on parle en « logiciel », on quitte la chose. Le socialisme n’était pas un logiciel ; moderniser une vision en logiciel politique, c’est se couper de la philosophie politique, de la compréhension de la chose politique. Mais la pensée a été changée en « intelligence », celle du QI, c’est-à-dire en capacité-virtuosité combinatoire dont l’ordinateur est le modèle. Le changement de paradigme est un changement de comparant ! La pensée en tant que cérébelleuse neuronale est comparée au grand Robot (ou au petit robot « intelligent » de la ménagère automobile). Or la pensée de l’être-parlant, que Spinoza appelait la Raison, Kant le jugement, cette noèse comparante, est tout autre chose que l’intelligence d’une « machine intelligente » [2].

2. Traduire autrement : la transformation du trans

Plutôt que de vous lire un poème que je vais publier en vingt langues, je vous dis pourquoi j’ai ce projet – en guise de remarque sur le traduire aujourd’hui.

La revue traduit — et ce faisant, questionne le traduire. Or ce numéro accueille (parmi d’autres !) un poème écrit à la mort d’un ami. Dont j’ai aussitôt fait le projet (pour ainsi dire impliqué dans ce cas par sa destination), de faire éditer la traduction, sa translation « simultanée » (dans l’autre acception que celle de la « cabine des traducteurs »)… en vingt langues (c’est-à-dire potentiellement « cent »). Pourquoi ?

Je repars de la fameuse formule d’Arthur Rimbaud « je réservai la traduction », que j’entends comme proposition de ne plus parler de l’opération poétique (« quand faire, c’est dire ») comme « expression » d’un vécu-ressenti. En d’autres termes : le poème « pour soi » n’est pas une transaction traductrice. Le poème ne « traduit pas en mots »… (autre chose… que du verbe). Ne traduit rien. Dans la mesure où « l’original » n’est pas une « traduction », le traduire alors, délivré de son service (à certaines conditions, bien sûr), n’a plus à fournir une traduction mais une co-pensée.

 

Un autre mode du trans se cherche ici (trans-action, trans-ition, trans-gression) ; est préféré à celui du régime de la fidélité, préféré à l’ex de « expression ». L’abyssale différence entre langues est recreusée, repratiquée, par leurs littératures : les œuvres protègent les langues en les « plongeant », eût dit Baudelaire, dans la réserve de leur idiomaticité, i.e. leur « future vigueur » (Arthur Rimbaud). Le poème de départ (celui-ci) déchaîne des re-départs plutôt que des arrivées. Il est l’occasion de transformations. La més-entente, la mé-prise, le mal-entendu irrémédiables entre langues se font « origine », en ce sens qu’une autre langue « originale », celle qui le reçoit, en hôtesse, le polymérise, donne une autre chose d’un « même ». Sortant de l’identité d’un littéralement propre jaloux, le à-contre-sens devient un autre sens. Une altération peut (attention, pas automatiquement dans le n’importe quoi inattentif, mais selon la connaissance des langues) donner. « Qu’est-ce que ça donne ? » demande le co-traducteur [3]. Si la forme en général est donatrice (c’est sa définition), la traduction est une forme qui donne. Donnant Donnant Donnant… change infini sans remboursement, sans « rétribution » égalitaire. C’est la « grande tâche » de la traduction.

Michel Deguy


Notes

[1] Ce qu’est devenue l’extraordinaire « imagerie » contemporaine, le prodigieux écran où nous vivons : la photo ne donne pas la réalité du réel, que nous cherchons en « vérité », i.e. en paroles.

 

[2] De même que l’opinion, fondement de la démocratie au XVIIIe siècle n’est en rien celle d’aujourd’hui. La logosphère rêvée par Teilhard de Chardin a muté en blogosphère.

 

[3] « Mes vers ont le sens qu’on leur donne » (Valéry).