Invitation — Les Afriques

Michel Deguy
par Michel Deguy

Texte lu à la Maison de la Poésie introduisant une séance consacrée aux poètes africains le 8 février 2014.

Je n’ai vraiment aucun titre à prendre la parole ici maintenant en premier, sinon celui d’inventeur de cette revue, qui vous reçoit, de coordinateur de ces quelques écrivains de Po&sie, « poéticiens » comme je nous appelle parfois… et tout simplement aujourd’hui suppôt et acolyte de Claude Mouchard qui est l’initiateur de cet « Entretien » — Claude dont l’intelligence et le cœur inlassables au centre de notre équipe ont su ouvrir ce chantier (chantier pour nous) où les Afriques, c’est-à-dire des Africains, fassent entendre leur savoir, leur créativité et leurs questions avec nous, — ce nous contingent et résolu.

 

N’est-ce pas le singulier, demandais-je à Claude, qui fait problème ? L’Afrique existe-t-elle ? Un continent, dit-on… est-ce une entité géographique, géologique, géopolitique, géopoétique… et dont l’IMAGE — comme on dit presqu’exclusivement aujourd’hui en parlant des choses, et il faut nous tenir en alerte aussitôt contre l’IMAGE — fait défiler « publicitairement » le désert, le soleil, la forêt, la savane, le rivage, les grands animaux, les grands fleuves, les tribus… que sais-je ? Quoi de commun — à distance européenne, cette distance qui ménage à la fois l’intérêt et la presbytie, l’objectivité et la prévention — entre un Tunisien et un Namibien, un Libyen, un Mozambicain… on peut continuer longtemps. Dakar et Le Cap, Le Caire et Cotonou, Rabat et Nairobi, Alger et Khartoum… Est-ce la couleur noire qui monochromise l’Afrique ? Ou, pour citer un poète typiquement « grand » et français de la première moitié du XXe siècle, déjà si éloignée, Paul Claudel dans le Soulier de satin, cette « malédiction torride sur le ventre de la terre »… Mais j’aurais pu nommer Conrad et tant d’autres…

 

L’asservissement et la colonisation font-ils un passé dont les « séquelles » hypothèquent toujours le destin historique de l’Afrique ?

Mais les soulèvements et autres « printemps », venus du Nord de l’Afrique, arabes puis islamiques, n’ont-ils pas déclenché un séisme géopolitique d’une magnitude extrême sur l’échelle de l’espoir… et contemporain de l’espérance que la figure de Mandela, « la plus universelle » de l’histoire contemporaine, si je puis dire, a fait lever et, j’espère, maintient, sur notre présent…

Car le régime non humain de l’apartheid écrasé pour donner place à « vérité et réconciliation », n’est-ce pas là un des très rares modèles d’humanité possible à projeter envers et contre tout système de servitude, et (je dirais me rappelant le titre de Romain Gary, Education européenne) un modèle de combat, de victoire et d’éducation africaine ?

Mais le meilleur ne cesse d’engendrer le pire, aussi étrangement que l’inverse, comme si on ne pouvait jamais « tenir le pas gagné » (Char), et les effets actuels de ces insurrections que je rappelais, descendus au cœur de l’Afrique qu’on nomme subsaharienne, qui pandémisent le « terrorisme » ne portent-ils pas à une intensité en effet terrible les divisions religieuses et ethniques des Africains, l’affrontement chrétien-musulman, ou « évangélique »-coranique… en même temps, je suppose, que le réchauffement de cultes archaïques… Et donc divisent l’Afrique contre elle-même encore plus cruellement (cruor, c’est le sang) que naguère sous des « occupations » européennes — Comment énumérer exhaustivement toutes les blessures, les failles, les scissions qui empêchent, entravent une idéalité africaine, une subsomption/réunion au singulier
de « l’Afrique »…
comment énumérer exhaustivement toutes les blessures, les failles, les scissions qui empêchent, entravent une idéalité africaine, une subsomption/réunion au singulier de « l’Afrique » (ou en termes politiques quelque  fédéralisme que ce soit de pays africains) ?

 

C’est comme s’il y avait une africanité de conservatismes inamovibles (celle des ethnies contre les sociétés civiles, de la division figée du travail homme-femme, de la tension entre des chefferies et des élus, ou élites, trop vite émigrées — et en partance pour la sphère anglo-américaine plutôt que pour l’Europe), de la répulsion pour la laïcité, sans parler de cette « condition langagière » où des dizaines d’idiomes jalousent les trois grandes langues véhiculaires (parler africain est-ce, ou n’est-ce pas, parler le francophone, l’anglophone, le lusitanophone, etc. non autochtones ?). Travail démesuré pour accommoder (ajuster) un esprit des lumières européen et une modernité agressive, rattrapant les étapes, cosmopolite et violentant les « racines »  auxquelles on est en même temps attaché/ensouché/identifié ?

 

Nous ne sommes pas des économistes — sans pour autant ignorer que tout est économique, y compris l’écologie. Est-ce pour cette raison que nous ne sommes pas tant avides de statistiques que de poèmes, de courbes de « croissance » que de récits d’émancipation, de bilans financiers que de musique et de chorégraphie… Certes, le développement africain en général, c’est-à-dire inter-national et d’ensemble, est « incontestable »… mais il survole les singularités, les réalités africaines. On se rappelle le livre historique de René Dumont, qui n’était pas économiste, mais anthropologique et politique et écologique… L’Afrique est-elle bien « repartie » ? Mais comment ? La mondialisation fait-elle autre chose qu’imposer l’obsession de la consommation-croissance qui, compte tenu du statut de l’Afrique comme réserve de richesses énormes (minières, agricoles, etc.) ne peut que précipiter le ravage (ce que le philosophe appelle la Dévastation, ou déterrestration de cette zone (partie intégrante) de notre « Terre des hommes » (et en effet l’exploitation des ressources par la Chine est bien partie !)… En d’autres termes, l’écologie, beaucoup plus fondamentale qu’environnementale, pourrait-elle, mais à partir de quelle transformation mentale et spirituelle, inspirer à une intelligence africaine, sagesse et créativité autres, une invention (des inventions) de monde habitable et par des œuvres (qui peuvent être par exemple des types d’habitation, de maisons).

 

Ici nous attend un autre péril — une autre « contrefinalité » (Sartre) — ou perversion fatale ( = inéluctable, au sens de Primo Levi) de la « culture » dans son devenir culturel, que la plupart des responsables et des intellectuels refusent de prendre en compte, d’admettre, et d’abord de discerner.

Les grands poncifs africains, le sorcier, le conteur, le danseur, le braconnier, assignent les ci-devant cultures à leur métamorphose « culturelle » pour leur recyclage dans le grand marché concurrentiel « libéral » des Folklores pris dans le sens le plus général. Pour me faire comprendre vite je passe aux exemples : l’exemple de petits pays que le « développement économique », justement, contraint à devenir le show-room de leur « patrimoine » (faune, flore, traditions, cultes, croyances, mœurs, artefacts, produits) pour et par le tourisme entendu comme la curiosité vacancière du troisième âge de l’humanité (centaines de millions de consommateurs) n’achèvera-t-il pas (et vite) d’arracher les Afriques à elles-mêmes (leur être ancien) pour le re-produire en marchandise de leur spécificité ? Je pense à des économies comme celle de la Tunisie ou de la Vallée du Nil, ou des Safaris-Lands (pour lesquels j’avais écrit une petite fable : « Les animaux malades de la piste »).

Puisque jamais l’Afrique dans son immensité ne « rejoindra » — comme on dit —, n’égalera, ne rivalisera avec les standards de la richesse, niveau et mode de vie, américains (ce modèle terrible de la « mondialisation ») (gratte-ciel et high-ways, alimentation et loisirs, etc.) substitués aux villages, aux habitats, aux métiers, aux pratiques, etc.), pourra-t-elle proposer un autre « tout-monde » et — pour continuer à citer le lexique de Glissant à la faveur d’un métissage original (oxymore ?).

 

Je termine en saluant — parmi bien d’autres — la pensée de Achille Mbembe ou de Bachir Diagme [Sénégalais… « américain » (Columbia)], dont j’entendais récemment à l’ENS l’effort pour penser un schéma « orthogonal » de l’universel latéral (dont le véhicule est la translation, ou traduction horizontale entre langues, d’une langue (dans ses œuvres) aux autres, croisant une verticalité « descendante » (comme d’une inspiration ou révélation) et une verticalité montante, ascendante, je dirais d’élévation baudelairienne, ou de sublimation freudienne, mouvement de transcendance humaine, du bas vers le haut, si l’homme est l’être qui pâtit sa propre transcendance…

Michel Deguy