Billet — Les choses et les mots

Michel Deguy
par Michel Deguy

“Opération Klemperer urgente et désespérée… minusculement esquissée”

 

Reconnaissez quel rythme retient les hommes

Archiloque

 

Nous tenons à la langue ; par la langue.

De quoi se mêle l’écrivain ? Réponse : leçons de choses, et leçons de verbe. Pourquoi s’en ressaisir ici en alarme ; qu’arrive-t-il au langage de la langue ? Il est menacé par les métastases du cancer qui ronge chacune, et « la mienne », la « maternelle », langue vivante parlée par les humains en société. Sans oublier, bien sûr, la distinction saussurienne de la langue et de la parole… mais parce que « tout se passe comme si » le parler se retournait contre la langue.

Ce renversement, je ne m’épuiserai pas à me justifier d’en faire l’observation. Je pars de son constat pour une opération Klemperer appliquée à la langue française. Notre parler est gangréné par les « éléments de langage », tétanisé par les crampes de la correction politico-sociétale implacable… et le touillage de chacune dans le sabir mondialisé globish. Opération Klemperer urgente et désespérée, « grande tâche » de l’écrivant[1] ici minusculement esquissée par quelques exemples désordonnés.

 

Leçons de mots

La disparition de la tmèse de la négation dans la simplification ou entropie générale a cet effet : on ne dit plus « il n’y a pas », mais « y a pas » ; « ne viens pas à la maison », mais « viens pas ». Et le « on » désigne ici non pas tel échange conversationnel courant, mais les médias, la langue du médium ; le français-tel-qu’on le parle, le FLE.

Le lexique, lui, est parasité remplacé par le globish : « booster », « impacter », hideux ersatz, incompréhensibles, inusités dans la littérature française du 21e siècle, remplaçant « accroître », « intensifier » ou… ; et « affecter, toucher »…

Plus insidieusement microbiens corrupteurs de la syntaxe, ou contenance de la langue, de nouveaux emplois dans les prépositions désorientent notre sens : « Il habite sur Paris ». Comment la langue vivante en est-elle « arrivée » à « aller sur Marseille » ? Branle de l’esprit de la langue, ébranlé par quoi ? Mon exemple suivant suggère que le phénomène langagier est passé sous le régime de la publicité[2] comme tout autre produit… dérivé. Déjà le précédent rapprochait l’emploi de « Pôle emploi ». La langue au chômage… La préposition « avec », suppôt de la pensée et de la poétique (préfixe cum) est en train de périr sous la publicité : « Vous regardez la météo avec… Ikéa ou Carrefour » ! Or il n’en est rien ; mais on me l’injecte. N’importe quoi avec n’importe quoi… Ce que le Surréalisme, qui (rappelons-le) signifie maintenant pour l’opinion « non-sens » ou « contre-sens », n’était justement pas parvenu à provoquer (le chaos) échoit.

Un mot sur les pronoms et les prénoms. Le libéralisme mondialisé s’adresse à deux personnes :

  1. « Vous ». Votre argent m’intéresse. Votre week-end sera ensoleillé. Car la météo est devenue psychologique aux ordres du marché. Autre délinquance.
  2. « Je ». Parce que je le vaux bien. J’ai perdu quinze kilos en huit jours. C’est moi, Jacqueline ou Karina, John ou Jean, qui vous le dis. Seul le puissant (Macron, Mbappé, Pujadas, Ghosn) a un nom. L’anonyme pronomisé pourra prendre sa retraite sur le simulateur universel.

 

Leçon de choses

Comment peut-on avoir sous les yeux sans voir ?

Car il n’arrive pas qu’il y ait « des incendies en Australie ». Mais clairement que « l’Australie est en feu ». Pour la première fois un continent (soit : la Terre) brûle. Et Monsieur Tartempion (Trump, Bolsanaro, Poutine…) ne « croit » pas au réchauffement climatique ! Par confusion de la « planète » et de la Terre.

C’est donc bien le tout qui est en question ; le rapport de la partie au tout. La question n’est pas de « la métonymie », mais celle du sens propre figurant : comment le tout transfigure la partie et se donne à voir (Eluard) ; ni signe ni symbole, mais la chose même. Le monde dans la chose. Affaire du « poème »… Le tout est comme cette chose dite. Le peu-visible dans le visible est à dire pour être. Appelez ça « l’invisible », si vous préférez. Il est (dit) en étant-comme ce qui le figure.

Seule l’éco-logie voit cela. La « connaissance scientifique » ne reconnaît pas ce qui est. Mais l’œuvre littéraire, picturale, musicale… le peut. Je la reconnus, « c’était Venise », dit Proust, et il ne regarde pas une photo.

 

PS – Bien entendu ce propos n’est pas « académique » réactionnaire. Il se soucie d’une autre conservation/transformation. Le génie de la langue (ici la française) se déploie en traduction et en néologisation. « Ma » langue est celle « où je me permets des choses » (Arendt) – pour continuer à voir à travers elle. La grande affaire – historiale plus que diachronique – est donc néologique. Y compris dans les syntagmes populaires : « déjà que » (qui n’est pas en première position dans la Grevisse), en provenance de la langue populaire (« Déjà qu’t’es moche, tu vas pas en plus »…) peut dicter l’écriture.

 

Michel Deguy

 


 

Notes

 

[1] De même que le verbal « écrire », le substantif « écrivain » n’est pas masculin en français. Mais épicène. « Homme » pas plus qu’homo, ne désigne le mâle, mais l’être humain parlant.

 

[2] Occasion pour couvrir de ridicule et d’opprobre les prix en « 99 cents ». Achetez le nouveau modèle à 9,99 euros. En ce qui me concerne, je refuse d’acheter quoi que ce soit à « …, 99 ».