Billet — Les deux corps de la femme

Michel Deguy
par Michel Deguy

 Ce propos même, signé d’un prénom masculin, passera bien sûr pour faussé par l’indice de réfraction de son milieu, et préjugé machiste.
Ne-uter, ni l’un(e) ni l’autre ? Peut-il y avoir neutralité quand il y va de l’énigme du neutre ? Rappelons-nous que Baudelaire appelait « Duellum » la polarité sexuelle, « foudroyante », à la vie à la mort. Comment prendre mesure de l’abîme qui sépare les monts les plus séparés, les deux rives du rapprochement des sexes ?

 

Je prends un détour sémiotique : on appelle « gnosie » un signe qui règle la relation de deux espèces animales. Cet exemple : ce que repère (à quoi obéit) un rongeur sous le prédateur ailé, c’est – nous dit le zoologiste – la perception par celui-là du rapport entre un cou court et la large envergure du vol. Le rongeur « reconnaît » la buse à cette « différence ».

La gnosie f que je considère est celle de l’attraction exercée par le sexe f (encore noté sur la carte d’identité nationale, mais appelé à être effacé) sur le sexe m : female and male en anglosaxonie. Cette gnosie n’a jamais été aussi puissante qu’aujourd’hui en sociétés de consommation dont la croissance repose sur la publicité, et celle-ci sur l’image à l’écran. La norme du marché est que les caractères sexuels féminins secondaires enclenchent et déchaînent l’offre-et-la-demande. Tandis que le « féminisme » – si nous rassemblons à cette enseigne des idéologies et des activismes très divers et mixés d’autres programmes épistémologiques sociaux, politiques, en continu de colère sur les réseaux – parlent d’un autre corps.

 

Repartons à l’imparfait : la différence sexuelle assurait la continuation du genre humain. Il s’agissait de la procréation non médicalement assistée, que la « sage-femme » assistait. Le désir rapprochait l’un(e) de l’autre. On appelait « amour » les conditions affectives et sociales, « naturelles » et institutionnelles, qui régissaient la transmission de la vie. La littérature catalysait la transaction, et « faire l’amour », c’était parler d’amour.

Le corps féminin était un corps menstrué, invaginé et utérin, « fait pour » la grossesse, l’enfantement, l’allaitement et, chose capitale, la première néoténie du nouveau-né, toujours « prématuré ». La femme était « indisposée », c’est-à-dire non disposée à un autre travail pendant nombre d’années – quand elle ne mourait pas en couches pendant que « lui » mourait à la guerre. Sa condition était (est) inégale, si l’identité moderne est déterminée par l’égalité au travail et au salaire du travail.

L’identification contemporaine requiert la « désutérisation » de son corps et les « possibilités offertes par la science » en PMA, GPA… (sans parler ici de l’eugénisme).

 

Revenons à la gnosie f sur le théâtre médiatique de nos vies à l’écran. Dans la « perte générale des repères », c’est un de ces repères qui n’est pas perdu. Le « décolleté » en est la phase exquise. Dessinons-les en X et Y. X, le pli des seins (la naissance des seins, titrait Jean-Luc Nancy), leur mitan. Et Y, le repli sombre du détroit où se recèle le sexe. Aucun « mâle » – naguère même cravaté – ne déboutonne sa chemise plus que du col. Mais elle, elle doit servir sur nos « plateaux » son entre-seins, souvent bijouté. Engouffrez-vous… C’est la pulsion, distrayant l’être pensant-parlant, égarante, amnésiante – « absorbant les fonctions de l’âme », eût dit Pascal : l’âme aristotélicienne noétique. La pulsion sera acquittée au pénal.

 

La neutralisation de la « guerre des sexes » par la sortie de la spécification du genre est-elle l’issue ? Plusieurs faits y font obstacle, massivement, expliquant la violente régression, ou réaction, du genre humain.

A) Le statut social des femmes en tant qu’hôtesses de la société de consommation, excitant le marché, lointain avatar du « plus vieux métier du monde »

B) La condition maternelle, maternitante et maternante, de l’immense majorité des femmes, « moitié » du genre humain en sociétés traditionnelles « durkheimiennes », c’est-à-dire indivisément religieusesLe féminisme transgenre émancipatoire n’intéresse qu’une petite partie de l’humanité démographique, même si la transformation, la révolution des mœurs, la table rase du passé sont accomplies par un petit nombre de meneurs.

 

La « connaissance scientifique » (la « Recherche », disait Primo Levi) décidera de tout. A déjà décidé.

 

Mais pas plus qu’on ne peut, « toujours pas », arracher l’Histoire ni l’histoire « scientifique » à son Histoire Sainte, ni une population à ses « contes et légendes », matrice de sa mémoire collective (enracinement selon Simone Weil, patriotisme, ou « préférence ») on ne peut, sans une rupture stupéfiante, sans aucun précédent (qui affolait Stiegler), rompre toute translatio.

 

Michel Deguy