Hommage — Lévi-Strauss : parmi les hommes quelque chose s’est réellement passé

Martin Rueff
par Martin Rueff

Claude Lévi-Strauss est mort le 30 octobre 2009.

1. Au chapitre XXI de Regarder Ecouter Lire, dans une page brève et singulière, Lévi-Strauss attire notre attention sur les dernières formules du Finale de L’Homme nu.

« En écrivant la fin de L’Homme nu, j’avais présente à l’esprit la page grandiose qui termine l’Essai sur l’inégalité des races humaines. Gobineau y évoque la disparition inéluctable de notre espèce : issue qui ne pouvait passer pour douteuse puisque “la science, en nous montrant que nous avons commencé, semblait toujours nous assurer que nous devions finir”; et que viendront “ces âges envahis par la mort, où le globe, devenu muet, continuera, mais sans nous, à décrire dans l’espace ses orbes impassibles”.»

Lévi-Strauss signe alors une reconnaissance de dettes en confessant qu’il doit un adjectif à Gobineau : « impassible ». Alors que Gobineau avait écrit « orbes impassibles », Lévi-Strauss a achevé son chef d’œuvre par ces termes : « quelques traits vite effacés d’un monde au visage désormais impassible, le constat abrogé qu’ils eurent lieu c’est-à-dire rien » (Lévi-Strauss, L’Homme nu, Paris, Plon 1971, 2009, p. 621).

Or, puisque « abrogé » ne saurait se dire d’un « constat », une raison plus tenace doit expliquer la présence de ce terme : c’est la résistance du signifiant [orbe]. Le syntagme original qui associait un adjectif dérobé finit par remonter (comme le rouge sous le noir de Rimbaud) : l’ « orbe » de Gobineau devient, par la redistribution des lettres, l’« abrogé » de Lévi-Strauss. Voilà expliqué un « mécanisme de la création littéraire ». Ce chapitre XXI peut ainsi être considéré à la fois comme une note d’écrivain et comme une variation sur la logique structurale du signifiant.

 

2. Mais il y a plus.

La dernière page de L’Homme nu évoque un scénario de fin du monde et reprend, en la transformant, la formule de Mallarmé — « Rien […] n’aura eu lieu […] que le lieu » [1]. Au moment d’achever l’ensemble de ses Mythologiques, l’anthropologue évoque la disparition inéluctable de l’homme de la surface d’une planète elle aussi vouée à la mort. Il fait allusion à ces quelques traits, vite effacés, du rien que l’homme fut sur la terre.

La fin de Regarder Ecouter Lire donne un peu d’épaisseur à ces traits et tempère le pessimisme du moraliste. On pourrait aussi penser, wishful thinking, qu’elle nous permet d’affronter cette mort dont nous attendions certes le dernier coup mais qui nous trouble et nous attriste aussi parce qu’elle ferme la porte du siècle passé.

Lévi-Strauss vient d’évoquer le sacrifice de ces artistes de la côte nord-ouest qui retournent à la nature qui les engloutit comme ces paysages des tableaux de Poussin qui font disparaître les hommes [2].

Lévi-Strauss précise alors :

« Vues à l’échelle des millénaires, les passions humaines se confondent. Le temps n’ajoute ni ne retire rien aux amours et aux haines éprouvés par les hommes, à leurs engagements, à leurs luttes et à leurs espoirs: jadis et aujourd’hui, ce sont toujours les mêmes. Supprimer au hasard dix ou vingt siècles d’histoire n’affecterait pas de façon sensible notre connaissance de la nature humaine. La seule perte irremplaçable serait celle des œuvres d’art que ces siècles auraient vu naître. Car les hommes ne diffèrent, et même n’existent, que par leurs œuvres. Comme la statue de bois qui accoucha d’un arbre, elles seules apportent l’évidence qu’au cours des temps, parmi les hommes, quelque chose s’est réellement passé. »

Le quelque chose de l’œuvre d’art est à peine plus que le rien du Finale de L’Homme Nu, mais il fait comprendre comment l’art, chez Lévi-Strauss comme chez Kant, apporte seul une réponse à la question « que m’est-il permis d’espérer ? »

 

3. Ce système de transformations qui relie les dernières lignes de ces deux ouvrages pourrait être étudié au fil de l’œuvre de l’anthropologue. On pourrait lire les clausules des livres de Lévi-Strauss, les mettre en série et les considérer peut-être comme les variantes d’un seul et même mythe théorique, celui de la disparition du monde, donné par hypothèse dans la Krisis de Husserl et formulé, si l’on ose, de manière canonique, par le poète : le monde va finir [3]. C’est aussi, selon l’aveu même de Lévi-Strauss « la leçon du coucher de soleil. » Cette formule connaît des variations et il faudrait en étudier les invariants, les inversions et les symétries depuis Tristes Tropiques (Lévi-Strauss 1955, p. 497). Elle emprunte parfois l’image que Chateaubriand lègue à l’auteur des Mots et des choses : la vague du temps vient effacer sur le sable de l’histoire les lettres dessinées par la main de l’homme [4]. Mais surtout, face à cette perspective déchirante, elle permet à l’anthropologue de se demander avec mélancolie ce qu’il faut sauver des productions de la beauté naturelle et des productions de l’art :

Mieux vaut donc leur laisser quelques témoignages sur tant de choses que, par notre malfaisance et celle de nos continuateurs, ils n’auront plus le droit de connaître : la pureté des éléments, la diversité des êtres, la grâce de la nature, et la décence des hommes. (Lévi-Strauss, Anthropologie structurale 2, [1973] 1996, p. 337).

L’esthétique sauvage redit et confirme la leçon des crépuscules [5]. Nous avions la beauté naturelle pour tenir à la terre et l’art pour tenir aux hommes qui tenaient à la terre.

Nous tenons à Claude Lévi-Strauss.

Martin Rueff

 

N. B. : ce texte a été publié simultanément sur le site de Mediapart.

 


Références

[1] Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1998, tome I, p. 385.

 

[2] Dans le manuscrit de Regarder écouter lire, le chapitre III s’achevait par cette clausule : « Les personnages [de Poussin] souvent réduits à l’extrême y sont comme écrasés par l’immensité : rochers, montagnes, forêts, fabriques ».

 

[3] Baudelaire, Fusées, Œuvres complètes, I, op. cit., p. 665 et Valéry, « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », La crise de l’esprit, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,  I, p. 988.

 

[4] « J’ai écrit un nom tout près du réseau d’écume où la dernière onde vient de mourir ; les lames successives ont attaqué lentement le nom consolateur » Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, IV, VII, 18, Paris, Flammarion, 1982, p. 403.

 

[5] Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 398.

« Il m’était apparu qu’il y avait une sorte de constante, ou d’invariant dans ma pensée, qui faisait qu’après avoir pris un coucher de soleil comme le modèle même des problèmes ethnologiques que j’aurais à résoudre plus tard, en terminant le plus compliqué de ces problèmes, c’est-à-dire les quatre volumes des Mythologiques, je les revoyais sous la forme d’un coucher de soleil. […] On est en face d’une réalité extraordinairement compliquée, dont le déroulement est imprévisible, et qu’il faut tout de même essayer de décrire avec précision. Et à la fin, une fois dégagée une organisation, ou du moins m’être imaginé que je pouvais la dégager, je la revoyais inéluctablement s’abolir comme le spectacle du soleil couchant. » Lévi-Strauss, Le coucher de soleil : entretien avec Claude Lévi-Strauss, Les Temps Modernes n° 628, p. 2-18, p. 8-9.