Heidegger — L’exorcisme

Michel Deguy
par Michel Deguy

Une suite aux réactions qui ont suivi la divulgation des “Cahiers noirs”
de Heidegger, notamment dans Le Monde du 18 février 2016.

« Abstract » ? Non. Insight. Je commence par l’aspect sous lequel je crois pouvoir saisir un phénomène général, « phénomène social total » qui prend, se donnant en cent modes divers, à première vue hétérogènes, mais apparentés à celui-ci : l’affaire qui occupe en ce moment la « vie intellectuelle » (voir la double page du Monde du 18 février 2016) est d’exorciser définitivement Heidegger, qui avait pris possession de l’enseignement et de la librairie française.

L’objection est que la comparaison ne fait pas raison. Pourtant c’est un schème qui sous-tend, ou soutient, la généralisation : pas de considération raisonnable sans une poétique, ou pensée par comparaison. Faute de quoi le rationalisme déchaîné, par exemple « le fascisme », s’empare d’une société avec d’excellents arguments.

 

Comment saisir la mutation en cours, la « défiguration » de l’humanité, en tout cas des « humanismes » civilisationnels transmis pendant des siècles — pour une nouvelle configuration… incertaine ? Il faudrait énumérer et décrire les extraordinaires séismes, sans précédent par leur magnitude, qui secouent « la Terre des hommes » au point qu’il est juste de parler de dévastation, ou même de déterrestration : géologiques, géopolitiques, climatiques, économiques, socio-politique, « sociétales ». Les choses deviennent leur image. J’en veux pour preuve ceci que les guides de l’Islam se soucient avant tout de ce qu’il advient de « l’image de l’Islam » dans le monde. On dirait que les hommes se tuent pour montrer le spectacle des massacres. L’image elle-même, et « numérisée », devient image de marque. Les langues sont affectées-infectées  ? Ce que Godard appelle « l’adieu au langage » est en cours. L’antique logos cède la place au logiciel  ; le dialogue — et qui fut politique — à la communication-information. La ci-devant Nature passe (et se perd dans cette transmutation) en ADN. La pensée s’efface au profit de l’intelligence, elle-même devenue « artificielle » par imitation des robots qui d’abord imitaient les capacités humaines pour les reproduire… : un renversement de comparant qui renverse les paradigmes.

 

Non seulement je ne trouve pas exagéré de parler de « fin » (fin de l’histoire, fin de la métaphysique, fin des finitudes…), mais je considère qu’il faut en tout domaine, en toute question, « l’envisager dans sa fin ». Fin du travail, fin du socialisme, fin de la démocratie ; sortie du religieux, fin de la procréation « naturelle », etc. La Raison bute sur l’identité. J’appelle « écologie » le soulèvement (complètement insuffisant et inefficace à ce jour) qui, comme un tsunami, se révulse au-devant de ces mutations, dans la terreur de la fin de « l’anthropocène », annoncée déjà par Gunther Anders comme « obsolescence de l’homme ».

J’esquisse deux développements pour me faire entendre :

La démographie ne change pas seulement l’échelle des multitudes humaines. La question n’est pas tant de Grand Nombre (car la Terre est immense autant qu’elle est belle, et le « vaste » serait le recours contre la dévastation) que la scission de l’humanité (un apartheid parmi d’autres) Partout l’autre n’est plus seulement
le “tout autre”, mais
un possédé,
un envahisseur dont
il s’agit de conjurer
le démon ; de faire sortir de son corps
les mauvais esprits qui l’infectent.
en ces deux extrêmes : d’une part la concentration des humains en mégapoles inhabitables (an-éco-logiques) de dix, vingt, trente, cinquante millions d’« habitants » ; d’autre part en même temps la dispersion des transhumances migratoires de millions de réfugiés. La Terre n’est plus un refuge.

 

Maintenant je vais employer le terme d’« exorcisme » pour comprendre ce qui arrive à la haine, à l’inimitié, à la répulsion réciproque des humains « entre eux ». Partout l’autre n’est plus seulement le « tout autre » (Jacques Derrida), mais un possédé, un envahisseur dont il s’agit de conjurer le démon (par exemple son démon d’apostasie) ; de faire sortir de son corps les mauvais esprits qui l’infectent ; de sorte que la vieille tolérance, ou l’habitude des trêves, les « traités », les moratoires sont sans effet. La haine ne suffit plus, que les media attisent. Les Syriens sont expulsés de leur « nation », les chrétiens d’Orient exterminés. Il s’agit que les autres, « possédés », disparaissent. Partout les invectives de foules hurlantes se changent en rites d’exorcisme. Presque chaque « nation » s’arrache à sa moitié, ou rêve d’arracher l’autre moitié de son antique « union ». La Catalogne crie à l’indépendance, l’Ecosse (et pourquoi pas la Corse, « possédée par les possédés »), comme naguère l’Irlande… Et la vie politique se transforme parce que la « droite » et la « gauche » (aux USA les Républicains et les Démocrates), chacune diabolique à l’autre, s’exorcisent. Pour ne pas détailler ici la pulsion inter-génocidaire des ethnies en Afrique !… En France, ce qu’on appelle la « déradicalisation » (des ennemis du dedans, par exemple les salafistes) ressemble — ne peut pas ne pas ressembler — aux procès de sorcières, même si c’est en termes de guérison médicale, de correction chimique, «  scientifique  », principalement psychologique-psychiatrique que la « conjuration » contemporaine se déploie… Guérirons-nous de la guérison ? Je ne crois pas.

 

Autre exemple brûlant : comment exorciser l’antisémitisme qui obsède la société française ? Mais, à même intensité, l’incivilité abstentionniste, ou le sauve-qui-peut lepeniste ?

Mais au profit de quelle Union, ou ré-union, la hantise de la destruction des « envahisseurs » (voir le cinéma) retrouverait-elle son esprit (comme on disait jadis « l’esprit européen » : l’esprit de justice, l’esprit de compromis… l’esprit de l’Esprit, ce grand mot de Valéry) ? Alain Badiou ne va-t-il pas rêvant d’un nouveau « communisme » ?…

 Comment infuser l’anticorps, l’antivirus, le pharmakon, qui dessille ? Aujourd’hui c’est la publicité — par exemple les haïssables scénario-mots d’ordre de « l’accélération du futur », du « demain toujours plus vite » qui force l’allure de la mutation anthropique — en forçant alors les portes de « l’éducation » familiale et nationale. Il ne s’agit plus de « remplacer » une voiture usée, mais d’une autre automobile —  « intelligente ».

J’entends par « écologie » le désenchantement désillusionnant, clairvoyant, tentant (vainement) de renverser ou retourner contre elle, la croyance (la crédulité, la superstition) de la croissance par la consommation et sa novation accélérant son accélération.*

Michel Deguy

 


 

* Quel est donc le statut d’une page comme celle-ci ? Ce n’est pas un poème en prose ni un théorème… mais une suite-dans-les-idées.