Insigne honneur — Mériter Guillaume…

Michel Deguy
par Michel Deguy

Discours prononcé le 21 avril 2019 lors de la remise, par l’auteur, de la médaille de l’ordre du Mérite à Guillaume Métayer — de la revue Po&sie

Cher Guillaume, chère Zoé, chères Clara et Venise, chers amis,

Nourri dès le berceau au grec et au latin (pour commencer par un dodécasyllabe saluant Jean Métayer, l’helléniste hors pair), Guillaume Métayer reçoit du ministère de la Culture les insignes de l’ordre du Mérite. Qu’est-ce que le mérite ? Je me le demande tout à l’heure. Une décoration ne se porte pas, selon l’adage, pas plus qu’elle ne se demande ni ne se refuse. On dirait que Guillaume a mis du temps à se faire épingler, puisque c’est en 2014 qu’il la reçut… Aujourd’hui elle se montre, et la fierté fait une exception à l’usage flegmatique, sortant de sa réserve pour le plaisir de la fête privée et publique. Je suis heureux dans l’amitié d’avoir l’honneur de lui « conférer » cet honneur.

Qui est Guillaume ? Nous le réentendrons en rouvrant son poème. Mais d’abord une vita cavalière : Guillaume a traduit du grec à quatorze ans, du Homère à peine plus âgé. Disons que la philologie, littéralement et dans tous les sens, est son élément. J’ai envie de dire : « il sait les langues. » Locuteur, traducteur, professeur, érudit praticien des œuvres en allemand, magyar, slovène ou slovaque, à peine apprises il les enseigne. C’est un homme des langues, et en 2010 des « langues de France », auprès du ministre Frédéric Mitterrand.

Depuis la bénédiction de Babel, la logogenèse aura été, et est, anthropogenèse, dans et par le traduire. Les langues, parfaites en cela que plusieurs – comme ne dit pas Mallarmé – se vicarient les unes les autres pour le bénéfice de la pensée, en inventant la suppléance de ce que peuvent les autres, une intelligente « équivalence », comme on dit parfois, dont Guillaume est l’artisan et le poète.

 

Comment concentrer un trop bref éloge en un maximum de densité alchimique ?

Guillaume Métayer, lecteur panoptique, est l’Argus du palimpseste infini qu’est la littérature. Si toute littérature est comparable (en adjectif verbal) et comme la comparaison, ou « rapprochement » dans le lexique d’André Breton, est l’opération poétique constituante, le comparatisme a gagné avec Guillaume, poète polyglotte, son passeur superlatif. Transgresseur polymétique, il rapproche activement l’Europe de son centre, Mittel Europa. Son rôle médiateur, et qui nous aide à partager les « Lumières » (celles de Voltaire, de Nietzsche ou d’Anatole France), ce rôle est politique, de vrai européen aujourd’hui.

Qu’on me permette à ce point de glisser une remarque politique sur le dos de mes souvenirs. Etant donné le fait historique de la réorientation à l’Est – pour dire les choses euphémistiquement et tautologiquement – de cette Europe centrale en « démocraties populaires », c’était le Parti communiste français qui assurait le transit. J’ai pu ainsi, grâce à l’amitié de Guillevic et de Frénaud, lieutenants d’Aragon, fréquenter Budapest et Bucarest, Varsovie et Berlin avant le grand renversement des Murs et sous le prétexte de la Paix par la poésie fraternelle programmée par les « Unions des écrivains » orientales… La fin du stalinisme fit rentrer poètes et poèmes dans le rang. Mon ami Somlyó, poète de père en fils, neveu adoptif d’Illyés et de quelques autres grands oncles, me raconta alors que les « tirages de la poésie » tombèrent sous le joug de la rentabilité capitaliste, et bientôt du côté du « culturel », de 30 000 exemplaires à 300.

La chance de Po&sie – cette fois avec esperluette – est de pouvoir contribuer grâce à Guillaume à la cicatrisation (je n’emprunte pas à Badiou la « suture ») de la blessure européenne peut-être inguérissable. J’en profite pour annoncer le numéro 170 de la revue, européen central, conçu et piloté par Guillaume, politiquement significatif en 2019, et que le 24 avril prochain Guillaume donne à Budapest une conférence « Nietzsche, la France et la Hongrie : qu’est-ce qu’un “bon européen” ? ».

 

Mais qu’est-ce que c’est que ça, « le mérite » ? si vous me passez une digression opportune. La théologie, de Paul à Augustin et à la Réforme, a séparé le mérite et les œuvres, et une bibliothèque calviniste/weberienne nous retrace la naissance du capitaliste. Sans justification et prédestiné, sans pouvoir « mériter » son salut… « éternel », malgré le système hydraulique des tuyaux de la grâce en casuistique, l’homme de Bonne Foi vaque à ses œuvres profanes (pro fano). Qu’est devenu le mérite en régime agnostique et athée d’une autre séparation ? Qui juge, maintenant que nous sommes entre nous sans jugement dernier, hommes que chacun vaut et qui les valent tous selon le dernier mot des Mots sartriens ? Égalité de destins entre néant et néant ?

On dirait que l’époque (la nôtre), obsédée par la valeur, son grand mot nietzschéen essaimé, se décompose en mille guérillas civiles sur les valeurs de la valeur. Mes valeurs, tes valeurs, ses valeurs ne sont pas évaluables en critères communs depuis que la politique est une affaire de « familles » et de « communautés » et que la haine générale et insurmontable fracasse les unes contre les autres ! Inévaluables selon les ennemis du jugement, « pour en finir avec le jugement » d’Artaud à Deleuze. Ou au contraire « expertisables » par les tenants du gain au mérite, à l’intérieur du système bien refermé. Qu’est-ce que le poéticien a à dire là-dessus ? D’une part la proposition poétique, proposition amoureuse, est un jugement de « vérité » proposé à la clairvoyance, rendant la justesse dans la comparaison des différences irréductibles d’une même grande chose possible imaginable qui « ne revient pas au même » de l’égalité « objective ». D’autre part le jugement au mérite pour l’évaluation de la hauteur des étages dans l’ascenseur social est récusable. Qui sont les évaluateurs qui méritent de trier au mérite ? Les critères de répartition des enfants de dix ou quinze ans (élèves élevables) dans les « filières » prédestinantes sont discutables sans fin. Le coup de dés du tirage au sort grec ni ne multiplierait ni n’abolirait le hasard clinaménique chanceux.

Quant à la valeur d’un ouvrage de l’art par l’accroissement du bien commun par le beau, pour une volonté plus générale de « vie bonne » (« d’élévation », eût dit Baudelaire), la finalité en diffère « essentiellement » de celle qui préside à la rentabilité de l’autre « entreprise »…

On peut en revenir, c’est-à-dire en arriver, à Guillaume qui a mérité que nous le méritions, et que nous attendions ses prochaines mises en œuvre.

 

Guillaume poète

J’ai relu le libre livre de Guillaume, son deuxième recueil, livre lettré dont le titre, qui nous prend à revers sur un axe de symétrie horizontale, enveloppe le présent de soixante-quatre sonnets. « Seul socle où tout mon être repose », dit le cinquième ; auquel nous avons du mal à croire, parce que l’être-Guillaume sans repos, « Atlas prote de chaque vers de chaque pied » (de quoi son motif de la boulimie fait une allégorie) se pose sur plusieurs socles, un socque à gauche, un cothurne à droite (ou l’inverse), comédie et tragédie s’emmêlant les pieds dans la claudication eurythmique. Soliloque en loques polychromes d’Arlequin, quand le confident reste seul en scène comme le fumeur de tabac de Tchekhov après le spectacle.

« A quoi rime tout ça ? », demande le public absent. A faire sens de l’insensé. Les choses riment par le poème : justesse inique de l’ajustement à la découpe selon le savoir-faire (on disait « technè »), quand faire (poiein poiemata) c’est dire, de Pindare à Cummings, de Dante à Mallarmé et à Claudel dépliant leurs éventails.

« D’un coup sur moi le moindre détail règne », confesse la cinquante-deuxième confidence en quatorze ligne.

 

On ne nous prendrait pas ce soir pour des « Poètes maudits » ! C’était le bon temps…

Or nous le sommes, peut-être plus que jamais, et médits. Ou, plus grave encore, « culturelisés », exposés aux selfies sur les marchés du Printemps des Poètes ouvert officiellement par le ministre du Culturel.

Non plus « incompréhensibles », comme le furent Mallarmé ou Celan, mais décisivement incompris, hors monde de la mondialisation, parce que l’issue proposée par la poétique au sans-issue de notre aporie « planétaire », selon le terme médiatique, ou absence de ressources, n’est plus audible en ce langage des langues dont nous sortons tous algorithmiquement. Faire entendre la poétique dans le « débat intellectuel » est donc devenu l’urgence pour nous les poéticiens. Le XXIe siècle sera poétique ou ne sera pas, aurait pu (ou dû ?) dire André Malraux…

La valise du néologisme éco-poét-hique, qui cherche à unir l’écologie radicale, la poétique héritée et l’éthique (ou étho-logique) de l’attachement terrestre, aura du mal à passer la douane sécuritaire de la fouille des « identités »… Tentons d’échapper à la surveillance totale, disons « chinoise », de ce qu’ils appellent « la planète » , pour un inventif atterrissage, et à la Dévastation par une réinvention du vaste et des tenseurs de l’immensité.

En attendant, et « en même temps », passons à la cérémonie, dans sa littéralité formulaire et son accolade. Avant de jouir de l’hospitalité de Zoé, elle qui, « Zoé Schweitzer », achève une HDR sur les traces sanglantes de Médée dans le théâtre depuis l’Antiquité, et qui, végétarienne incapable de tuer une mouche, poursuit une « anthropophasie » de Tragédie. Et, ce soir, l’étanchement de notre soif festive. Merci, chère Zoé.

Michel Deguy