Billet — Minima moralia, chapitre I : Linguistica

Michel Deguy
par Michel Deguy

À Alain Borer

 

« Texte corrompu », disait la philologie dans son docte respect des écrits, au temps où la « Phtisis » aristotélicienne désignait non péjorativement un des modes du mouvement, en « alloiôsis ». « Corruption » n’est donc pas le terme à employer par la vigilance qui s’exerce à observer la progression du méfait, ou pourrissement accéléré de notre parler français ; ou comment la parole abîme la langue, selon la distinction saussurienne.

Nul académisme dans ce constat désabusé, d’autant moins réactionnaire qu’il s’écrit dans la marge didactique d’une poétique éprise de néologisation. L’alarme ici se réclame plutôt de l’effroi de Victor Klemperer veillant dans la nuit de l’Allemagne la gangrène du langage nazi : la ruée dans la servitude d’un peuple lettré, pour la stupéfaction d’un La Boétie contemporain. Quelle honte ! Pascal Quignard n’hésiterait pas à parler d’occupation, en l’occurrence non par l’anglais mais par « l’américain », ou plutôt des métastases du langage globalisé de la communication orale, médiatique, taguée etc. Sourions en évoquant la loi Toubon, naufragée dans l’indifférence des « collaborateurs »… Le grand remplacement est en route, derrière « impacter » et « booster », et « cloister » avec le virus.

 

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Bornons-nous à deux remarques : l’une sur la négation, l’autre sur le phonème et la lettre e  [1]. La négation française requérait la tmèse, séparation du syntaxème en deux éléments. On disait : « il n’y a pas de… », ou « elle ne viendra jamais ». La tmèse s’est effacée non seulement du parler ordinaire conversationnel, mais de la langue écrite des média (par exemple des sous-titres filmiques ou de la bande lisible pour « malentendants »). « Y a pas d’souci ! » Eh bien nous nous en faisons. Notons que cette entropie simplificatrice de la langue est compensée (sic) par la prolifération inutile du ne explétif. Mais surtout qu’arrive-t-il au « ne (…) plus » ? Car si je dis « y a plus » pour dire le manque, comment parler pour dire le davantage, le surcroît ? Écoutez-les : « y a plusse » ! Il nous faut rajouter le vocable « plusse » au Larousse.

 

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Le génie prosodique de la langue française gît dans l’amuïssement du e. De son phonème béant pour exprimer une mutité soudaine. « E… e…e… » bredouillé par l’écolier surpris à ne rien pouvoir répondre, jusqu’à l’élision complète en passant par le e féminin, qui compte et ne compte pas, disait Claudel ; secret de la prosodie française des rimes, dont la féminité devait se glisser sans prononciation quantitative. Antoine Vitez faisant jouer la tragédie et la comédie françaises enseignait aux comédiens la discrétion (le secret) de cet augment presque imperceptible. Mais le despotisme de la correction politique, ignorant la neutralisation par « épicène », une promesse de transgénéricité humaniste et humanitaire, ou « universalité », isole et fait détoner le e final des termes « à féminiser » : « l’auteur…E ; la professeur…E…

 

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« C’est juste grave », disent les ados. Oui. Et à quel niveau d’aggravation dois-je placer mon post-scriptum, qui concerne l’usage du prénom, et le grand remplacement de la politesse des incipit par le « bonjour ! » impérieux. On s’adresse maintenant aux autres par le vocatif du prénom ! « Bonjour Michel » entonne le mail publicitaire. « Pierre / Paul, n’oubliez pas de réserver votre place pour 19,99 euros ». Importation abusive de l’usage imposé par la sociétalité US : « Hello John ! This is Elisabeth ». Détestable semblant de la familiarité « care », rentabilisant le smile à dents blanches aussi obligatoire que le masque de protection chinois. Non ! Je ne m’appelle pas Kate ou Kevin. Mon nom est Roland Tartempion.

Michel Deguy

 


Notes

 

[1] Je ne dirai rien des acronymes, ni de la tragique préfixation en auto, sur le modèle courant journalistique : « il s’est auto-suicidé ». Le beau pronominal rend son dernier soupir.