Il est de peu de prix qu’ils fussent ce jour-là habillés de noir l’un et l’autre, le hasard y avait pourvu. Mais on ne peut tenir pour rien que la parole – même indistincte – ait été entre eux avant même qu’ils se soient aperçus. Longtemps auparavant, sans qu’ils en aient eu le soupçon, les mots – grevés de trop d’absents – les avaient conduits au silence.
Ce sont les premières lignes de L’Hiver, livre que Geneviève Bouffartigue avait publié chez Gallimard en 1993 sous son nom de jeune-fille, Geneviève Delrieu. Ce chapitre initial s’intitule « Épilogue ».
En ce jour de votre mort, je voudrais y lire un autre commencement. Car, désormais grevés de votre absence, nos mots ne nous conduiront pas au silence, mais à une parole altérée.
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J’ai aimé la manière dont après notre jeunesse nous sommes devenus des amis.
Depuis près de vingt ans, suivant un rythme irrégulier mais constant, nous nous retrouvions à la brasserie du Luxembourg, au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue Monsieur le Prince. Vous commandiez toujours un Perrier-rondelle et moi un café. Nous y passions une partie de l’après-midi ; vers 20 heures je vous raccompagnais jusqu’à la rue des Ecoles et nous nous quittions comme si on allait se revoir demain. Nous parlions de la vie, des livres, de nos travaux, des uns et des autres, de nos enfants, de la musique (vous étiez une pianiste accomplie), des bonheurs, des malheurs, des natures mortes ou de l’Antiquité gréco-latine (je n’oubliais jamais, lorsque vous atténuiez mes excès spéculatifs, que votre époux, Jean, était l’un des grands hellénistes français de sa génération…). Bien entendu, il était souvent question de la revue Po&sie, dont vous étiez le pilier éditorial, et de Michel Deguy, à la personne duquel nous unissait un lien indéfectible et une tendresse qu’il est difficile de qualifier tant elle s’imposait à nous sur le mode de l’évidence. Un jour, je me souviens, nous étions même convenus que, d’une certaine façon et par des voies différentes, nous étions tous deux des membres adventices de sa famille. Nous avions alors longuement discuté de l’étymologie du mot famille – et de la chose aussi.
Un ou deux mois après cette conversation, je vous fis part d’une trouvaille que j’avais faite, par hasard, dans la revue L’Antiquité classique [1]. Dans un article fort érudit intitulé « Des origines du mot Familia », Roger Henrion examine (de Pompeius Festus à Ernout & Meillet) toutes les hypothèses étymologiques auxquelles a donné lieu ce mot aux racines difficiles. Il expose ensuite comment le philologue et juriste J.G.A. Wilms fut amené à penser que l’on avait fait fausse route jusqu’à présent. Selon lui, l’étymon indo-européen du mot ne peut désigner que le « participant au fas », c’est-à-dire au droit sacré de parler ; aussi le terme technique familia signifierait-il « l’ensemble de ceux qui participent au fas du
pater ».
Ce fut, je m’en rappelle fort bien, l’occasion d’un échange vif, plaisant, riche et agité (et, de votre côté, très savant aussi : il est vrai qu’avec votre mari, vous veniez de traduire pour les éditions Belin la somme d’Aldo Schiavone, Ius, l’invention du droit en Occident…)
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Votre pudeur intraitable, celle-là même qui vous empêchait de mettre en avant l’écrivaine que vous étiez (il suffit pourtant de lire vos livres dont vous ne parliez presque jamais), vous interdit, de votre propre aveu, de me revoir lorsque le cancer commença ses ravages. La brasserie du Luxembourg venait de fermer définitivement ses portes, alors même que la maladie ouvrait les siennes, comme vous me l’avez fait remarquer. Longtemps après, une nouvelle crémerie s’y est installée. Vous m’avez écrit :
« … Je maintiens le cap dans la tempête, autant que je le peux, et mon état général, pour l’instant, n’est pas mauvais ; le moral tient, lui aussi, en dépit de ma lucidité sur cette vilaine affaire. Je continuerai de vous donner des nouvelles par mail, en attendant le jour où il me semblera possible de vous retrouver. (…) Un malheur n’arrivant jamais seul, “notre” Luxembourg, rouvert depuis quelques semaines, est devenu “Le Choupinet”(!), brasserie-rôtisserie branchée/gastro-touristique… Il nous faudra décidément trouver un autre bouge. »
Nous ne le trouvâmes pas, puisque nous n’avons pas eu l’occasion de le chercher.
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L’un de vos derniers mails :
« Vos mots, vos pensées et celles de Michel me bouleversent. Ce sont, par ces très vilains temps, un trésor inestimable – mérité ou pas, c’est une autre affaire… Je vous sais, je vous sens, Jean-Paul, au plus près de moi et je puise à votre affection généreuse pour mieux avancer. Hier, séance. La chose en elle-même n’a rien d’éprouvant, sinon la conscience de là où l’on est et pourquoi (il suffit pour cela de regarder autour de soi). Deuxième séance aujourd’hui, suivie de trois autres, lundi, mardi et mercredi. En attendant que nous nous retrouvions, je continuerai donc ma petite chronique, puisque vous avez l’amitié de la recevoir. Et je vous promets, si je parviens à rassembler quelques neurones et à liquider quelques scrupules, de réfléchir à un texte pour Po&sie. Un peu de temps encore… »
Mais vous êtes morte.
Le poème commue
la peine en roseau
la pudeur en laurier [2]
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En 1970 Heidegger envoie une lettre de condoléances à Hannah Arendt à l’occasion du décès de son mari. Heinrich, lui écrit-il, aura maintenant une « présence altérée ». J’avais, à l’époque, été frappé par la justesse et la force de cette expression. En pensant à mes morts, j’avais, en vain, essayé, dans mon for intérieur, de l’entendre au-delà des évidences psychologiques et de lui donner une forme qui soit en adéquation avec la portée que je pressentais et dans cette présence et dans cette altération.
Récemment, en terminant un petit livre sur les natures mortes [3], j’ai trouvé dans l’Iliade un passage qui résonne avec cette autre présence, qui traduit même celle qui sera désormais la vôtre pour tous ceux qui ont su vous estimer.
Bercé par les vagues, Achille s’endort sur la rive, tout couvert encore du sang d’Hector qu’il a tué. Patrocle apparaît (« Tu dors et tu m’as oublié »). Il lui demande de préparer son bûcher funéraire et, lui annonçant aussi sa mort prochaine, voudrait que leurs cendres reposent ensemble. Achille tend les bras mais n’étreint rien et l’ombre s’envole avec un cri léger. Alors il se lève et « il dit ces mots pitoyables : Ah ! pas de doute, un je ne sais quoi vit encore dans la maison d’Hadès » (Mazon), mais ce qu’il voit a beau « ressembler prodigieusement » à l’ami mort, ce n’est rien de ce qui fait un corps. Psykhè kai eidolon, écrit Homère. On traduit souvent par « une âme et une ombre », « un simulacre », « une image », etc.
L’âme des héros ne s’oppose pas aux corps dans l’Iliade, mais au pronom « eux-mêmes » (Backès) ; la réalité d’un homme, c’est son corps. La psykhè serait son insaisissable présent. Nous nous disons alors qu’il s’agit d’un rêve, d’un semblant, la figure d’un souvenir prégnant, un fantasme, mais « il serait téméraire d’attribuer à Homère cette interprétation ». Ce que nous appelons psyché, s’entendait dans l’épopée comme « souffle », « haleine », « force vitale », « vie ». L’âme séparée d’un mort apparaît sous la forme d’une chose légère, comparée à une fumée (Il. 21, 100), à une chauve-souris (Od. 24, 6). Mais « le mot en est venu très tôt à désigner un papillon, précisément une espèce nocturne, la phalène » (Chantraine), celle qui meurt souvent brûlée par la lumière même qu’elle désirait atteindre.
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Très chère Geneviève, Dormez-vous ? [4].
Jean-Paul Iommi-Amunategui