Adieu — Notre P. O.

Michel Deguy
par Michel Deguy

Pierre Oster est mort à 87 ans, rue de la Convention où il habitait avec Angela, immobilisé depuis plusieurs années par le diabète. La revue Po&sie perd un des plus anciens membres du comité fondé en 1977.

Un sédentaire ? Le contraire. « Où est Pierre ? », nous demandions-nous dans les années 60. À Moscou sans doute, hésitions-nous, où l’amour pour Angela l’avait foudroyé. À Léningrad peut-être où, redevenue Saint-Pétersbourg, il passa de fréquents séjours très difficiles. Pierre, éditeur, travailleur méticuleux et acharné, vivait dans l’impécuniosité, faute de salaire proportionné. Saint Martin et le saint d’Assise eussent été les patrons de sa haute stature protectrice d’évêque in partibus, lui-même patron des jeunes poètes pendant un demi-siècle.

 

Quand je suis arrivé à la Nrf en 1960, Pierre, mon cadet, y tenait une position, aussi forte que discrète, auprès de Jean Paulhan, le véritable patron, dans le bureau de la revue avec Marcel Arland et Dominique Aury. Les prix Fénéon et Max Jacob (1958) honorèrent sa précoce génialité ; et à la fin de sa vie le grand prix de l’Académie française (2019).

La Guerre d’Algérie le mobilisa deux années ; expérience terrible qui le hantait, qui forgea son engagement constant et secret pour la justice, sans affiliation politique – dont il suffira ici de rappeler que son innombrable amitié dévouée à Édouard Glissant aura été la claire manifestation.

Pierre Oster éditeur, et auteur d’un immense poème sans cesse réinspiré, dont le titre Les Dieux (1970), dix-sept ans après son premier livre au Mercure de France, aurait dû lui assurer carrière chez Gallimard, passa la moitié de sa vie au Seuil, membre du comité de lecture ; et souvent employé par d’autres éditeurs à des missions étranges, et reconnues après coup, comme celle qui l’emmena pour Tchou au Japon érotique.

 

Qui semblaient plus dissemblables que Denis Roche, l’antipoète, et lui ? Les meilleurs amis. Un couple indissociable. Et c’est rue Jacob ou rue Guénégaud que Pierre régna dans un étroit bureau aux mille fiches placardées où grimpèrent tous les « jeunes poètes ». Attaché à Po&sie dès le début, il œuvra pour Belin. Qui fut infidèle ? Jamais Pierre.

Impossible de dénouer avec justesse détaillée (et même l’inexactitude propre à la vérité) le nœud des intrigues inextricables où le chaos du milieu littéraire l’occupait comme l’un de ses arbitres. Ainsi son entier dévouement à Saint-John Perse, monsieur Léger à Giens ou au Ritz, lui conféra de lourdes responsabilités, souvent « administratives » ; et lui procura autant d’attachement fervent que d’inimitiés, comme si tout était « conspiration ».

L’amitié de Pierre Oster, consistante, reposait sur une généreuse complexité retorse dans une attentive mise en scène. S’approchait-on de lui dans la contingence d’une rencontre, nous les plus proches, il n’interrompait pas la conversation en cours avec un autre ; tendait une main sans regard et, quelques instants plus tard, à son gré, ouvrait cette autre conversation avec vous – un peu comme dans son bureau il eût fait attendre le prochain rendez-vous. Puis prenait volontiers à contre-pied l’implicite connivence avec l’ancien venu : un côté provocateur… pour se mettre en question lui-même.

 

Si la lecture publique sur le marché (de la poésie) est mesurée depuis quelques années par la recevabilité du culturellement correct, est-ce qu’une « performance » de lecture programmée de pages de Pierre Oster serait possible, à l’heure où le public attend « l’expression du ressenti » ?

Nous allons le tenter.

L’œuvre de Pierre Oster – « l’osteritas », comme la désigne Martin Rueff – est profonde. Les dieux sont au pluriel chez Pierre Oster. Polythéisme païen ? Nullement. Une sensibilité cosmogonique, théo-logique, soulevée par la sensibilité, c’est-à-dire la concrescence discontinue de tous les événements de lumière.

Michel Deguy