Patrie et Reconnaissance

Michel Deguy
par Michel Deguy

Oreste et Electre se reconnaissent. Jeanne d’Arc reconnaît Charles à Chinon.

Qu’est-ce que la reconnaissance ?

La légende, ou « roman national », remémore et commémore les très riches heures de la reconnaissance. La République troisième se refonda dans la reconnaissance de l’innocence de  Dreyfus. La « France », expulsée de l’Histoire et de son histoire par l’invasion allemande et la chevrotante collaboration ignominieuse, se reconnaît sur le tard dans la stature de Charles De Gaulle.

La mutation des temps modernes est dite « révolutionnaire ». C’est Rousseau qui en pense les conditions de possibilité. En quelque sorte a priori, avant la relation au Prince, au despote, à l’oligarchie, au(x) chef(s), comme on voudra dire (et donc « avant » la disputation avec Locke et Hobbes), il pense la possibilité de faire société, la civilité, un pacte fiduciaire [1] du peuple avec lui-même, oui, de « confiance », pour employer un grand mot de la crise d’aujourd’hui (2020).

La confiance soudant un peuple à lui-même passe par la reconnaissance du visage, quand « les gens » [2] se croisent le dimanche sur la Place des Fêtes et lisent chacun dans les yeux de l’autre chacun son innocence, [3] sa « bonne volonté » – pour recourir cette fois à un autre anachronisme, kantien celui-ci.

 

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Le verso de la confiance est la suspicion : une seule et même chose, comme le signe de Saussure à deux faces.

Le milieu de la transparence rousseauiste, telle que l’intérieur, ou âme, affleure au visage, est aussi celui de la surveillance, du contrôle, bientôt « terrifiants » (1793). Trois siècles plus tard la sincérité se prend pour la vérité. L’expression tyrannique de mon opinion paralyse le régime démocratique de « majorité ». La technoscience des réseaux sociaux a installé le léviathan des opinions. L’Égalité a aboli la tripartition du vieil ordre pascalien en « peuple ; demi-habile ; habile ».

 

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L’existence était phénoménologique. La philosophie questionnait l’identité « en principe » ; et la différence de l’apparaître à l’être était son élément.

La dissociation « moderne » de la connaissance et de la reconnaissance est datée par l’histoire de la philosophie : en 1641. Descartes ne reconnaît plus sa bougie de cire. « Une même chose demeure-t-elle ? Il faut avouer qu’elle demeure ». Comment ? Au prix du dualisme de la res extensa et de la res cogitans. Dès lors la connaissance scientifique et la reconnaissance se séparent, et celle-là engloutira celle-ci en cinq siècles. L’identification aujourd’hui n’est plus de phénoménologie esthétique. Mais traque de l’ADN au « faciès ». L’extrême prouesse de haute technologie couvre nos yeux d’un appareil à visualiser une ci-devant joconde. L’ADN de madame Mona Lisa est identifiable. « C’est bien elle », la cousine de la tante de X ou Y.

L’art est reconnaissance du portrait. Le jeu au musée est de reconnaître de loin un Velasquez ou un Chardin. Ou le Christ dans cet autoportrait de Dürer en 1500. La littérature est reconnaissance. La comédie, ou « bonne fin », se terminait par la reconnaissance. Molière, Marivaux ou Beaumarchais ; Scapin, Figaro ou Dorante – en compliquaient l’intrigue par le plaisir : « Sua madre ? – Sua madre ». De sa vision béatifique Proust écrit à la fin : « Je la reconnus ; c’était Venise ».

 

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La reconnaissance est le règne de la grâce. Le don, donation de la réciprocité, et l’hospitalité antérieure au droit, soutenaient ce règne. Le remerciement et la gratitude en général l’animaient . Une belle banalité de René Char la saluait : « Dans mon pays on remercie ».

 

« Aux grands hommes la Patrie reconnaissante ».

Patrie et reconnaissance, indivisibles, s’affaissent ensemble. La France et la confiance ne riment plus. Plus brièvement, le « patriotisme » s’efface, si par là on entend la reconnaissance gratifiante d’une histoire commune (c’est-à-dire dispensée à l’école) de héros et de traîtres dans une langue vernaculaire où « hommes » voulait dire hommes et femmes, subjuguant la diversité d’idiomes de communautés hétérogènes.

 

Qu’y a-t-il ?

Le passé est irréparable. L’accusation, la vengeance et son « es war » (Nietzsche) récusent toute commission de « réconciliation et vérité ». Colères et haines sociétales des particularités inconciliables, dans le refus d’un projet d’organisation pacifiante grâce à l’instance supérieure d’un projet plus général, en l’occurrence européen – plus ascendant que transcendantal.

L’ingérabilité des sociétés hypercomplexes n’a d’issue que dans l’expertise de l’Intelligence Artificielle (Cédric Villani), en désespoir de cause remise entre les mains sans mains de la surveillance vidéo-robotique continue. Quant au nuage (cloud) de l’émotion universelle, pareille à une pollution, le « care » empathique , il ne serait que placebo s’il n’était heureusement et réalistement fertile en ONG, colonnes de secours dans les trêves de distribution de vivres pour survivre.

Michel Deguy

 


Notes

 

[1] La fiducia est au cœur des travaux de Jean-Michel Rey.

 

[2] Le PC français réservait le paseo aux « travailleurs ». Puis Georges Marchais introduisit « les gens ».

 

[3] On relira la Lettre sur les spectacles de d’Alembert.