Billet — Philosophie et poésie, toujours… Tautologie et traduction

Michel Deguy
par Michel Deguy

Heidegger tautologise : « Die Sprache spricht ». La parole parle ? La langue parle ? La langue dit… quoi ? Un « Spruch », un « dict »… Qu’est-ce qu’un Spruch ?

« Fragments » d’Anaximandre, d’Héraclite… Fragment de quoi ? Un prophème sans verbe être. Parataxe qui appose ; l’être-copule n’est pas dans le coup.

Gésine du poème ? Ou de « la poétique » en amont de la disjonction, de l’enfourchure du poème et du philosophème ? les premiers arts poétiques.

La déconstruction est logo-rrhée. La surenchère [1] est son écrituration. Mais dans l’autre sens, si je puis dire, régressif, creusement de l’« Implexe » (Valéry) infini de l’implication inextricable, de « l’abyme »… à même le même, disons, en recourant à cette admirable locution française intraduisible, aimée des déconstructeurs.

Le Spruch est un coup. Il ne démêle pas le nœud ; il le tranche. Il traduit (« transducere ») ; il conduit, il guide le trans, le recevant, d’où ?

« Perle de la pensée », disait l’autre. Nous voilà bien avancés.

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Qu’est-ce que traduire ?

La traduction s’entend communément de deux façons : d’un texte « original » reçu vers telles des langues écrites de notre époque (Goethe en ourdou, Ovide encore une fois traduit en français – par Marie Cosnay). Mais aussi, en mode plus essentiel et moins commenté par la « traductologie », désigné ici comme retraduction.

La question est celle de l’âge du traduire où « nous » en sommes quand nous traduisons au présent. Il y a les âges de la traduction. Celle-ci dépend du contexte, au sens le plus large des choses en cours de monde. Le présent attend, requiert, exige une version qui parle pour et à notre demande de sens actuelle. La translation d’une parole (un « dict » ?) héritée qui transforme l’originale citation dans la même langue en lui extorquant du sens renversé, inverse, renversant, inventé, pour notre intelligence du présent [2] : qui est celui de l’accomplissement du nihilisme.

*

Je demande donc si l’épigramme, ce coup grec léger ou monumental (qui peut aller aux « châtiments ») en ce temps de décision et de dérision où le geste tente une sortie désespérée des apories de l’impossible, une épigramme donc dans son geste palinodique tranchant ne pourrait pas frapper le coup qui transforme le Spruch insolite en grâce…

En voici deux, correspondant aux deux modalités du « traduire » esquissées plus haut. Le premier, d’une traduction « littérale » parodique affectant une parole fameuse entre toutes ; le second, modifiant une citation connue, admise dans notre langue (le français), par fidélité infidèle :

 

Comment me trouvez-vous ? dit Dieu.

« Je suis comme je suis ». (Exode III, 14).

 

De Chateaubriand, génie du christianisme : « J’ai pleuré et j’ai cru » : recevable maintenant en « J’ai pleuré… et je n’ai plus cru ».

Prière sans destinataire, notre destin.

Michel Deguy

 


Notes

 

[1] On relira à la fin du Mal d’Archive de Jacques Derrida les trois « surenchères » (éditions Galilée, 1995, p. 143-148).

 

[2] Deux exemples :

– un « grec ancien » redivivus serait surpris que l’Être (« Einaï » grec, et « Sein » allemand) soit  traduit par Heidegger – puis par les heideggériens français – en « fervescence » (cf. F. Fédier)

– à quoi bon répéter depuis un siècle le motif hölderlinien « ce qui demeure, les poètes le fondent » ? La question est : « qu’est-ce qui reste ? et que l’art redonne ».