Billet — Poésie et correction politique

Michel Deguy
par Michel Deguy

À Caroline Fourest.

 

Comment réfuter (ou, mieux encore, pulvériser) la récente pandémie haineuse de « l’appropriation culturelle », « white washing », indigénisme Paris 8… et autres ultra-féminismes en quoi s’exaspère, s’hyperbolise et s’anéantit l’âge du Culturel ? Je crois que c’est en écoutant ce que cherche à faire un poème, quand faire, c’est dire.

J’appelle à la rescousse l’exergue pindarique à l’esprit duquel Valéry confie son Cimetière marin, citant la troisième Pythique qui enjoint de suspendre la fascination de la vie des Immortels (« bion athanaton ») pour le zèle des choses de la vie (« tan d’emprakton antleï machanan » : opère le champ du praticable) : le vent se lève. Il faut tenter de vivre !

Que fait une proposition poétique, phrase qui offre une possibilité ? Je vous fais une proposition de circonstance, qui parle de « la lune fardée comme une Japonaise » [1].

 

Protestation des sourds : « Vous n’avez pas le droit de faire entrer en scène le Japon, “vous appropriant une culture”… soit “un sens propre” réservé que votre étrangèreté colonialiste s’accapare. »

Il n’en est rien. Le poème rend à la lune son don en la reconnaissant par une semblance. Je te reconnais ; tu es comme une Japonaise qui se farde en lune devant son miroir d’étain qui te ressemble. Les deux « s’imitent ». La Japonaise et la lune échangent leur être-comme. Ni la lune ni le Japon ne m’appartiennent. Ensemble ils configurent le monde. Le « rapprochement » ouvre les possibles, en dépit de toute censure idéologique.

 

*

 

Parler, c’est traduire. Le Japonais ne parle pas que le japonais – ni que du Japon. Il s’agit pour « nous », plongés par les réseaux dans l’enfer de la haine, de dévier du mondialisé vers une universalité à réinventer. Le traduire passe du général (un entre-soi d’intérêt général, « on se comprend ») à une unidiversalité croissante ; passage de l’interlocution du colocataire à l’extension du domaine de la lutte. Comment partager l’incompréhension ? Ou peut-être : partager l’incompréhensible en partageant l’incompréhension d’un intraduisible [2].

 Michel Deguy

 


 

Notes

 

[1] Si l’on m’y autorise, cf. Gisants, « Notre demeure », 1985.

 

[2] Louons ici le Dictionnaire des intraduisibles de Barbara Cassin, dont le nom est devenu l’hétéronyme collectif de mille savants.