Relation — Poètes en Irak

Éric Sarner
par Éric Sarner

Séjour en mars dernier, dans l’Irak en guerre, d’un poète invité
à participer, à Bassorah puis à Bagdad, au festival de poésie Al Marbid organisé par le Ministère de la Culture irakien.

Les amis , les proches, vous traitent de fou, mais vous tenez bon. Vous partez pour l’Irak dont le nom même semble effrayer. L’Irak, bombes, voitures piégées, sang et larmes ? Non, l’Irak poésie, musique et dignité. À la fin du mois de mars, le ministère de la culture irakien, dans le cours des efforts de normalisation du pays, a lancé à une vingtaine de poètes du monde entier une invitation à participer au Festival Al Marbid à Bassorah et à Bagdad — l’une des plus fameuses capitale arabes. Une gageure à peine croyable quand on sait que le pays cherche encore sa stabilité politique, que des forces militaires nord-américaines et britanniques y sont encore présentes, que les conflits intercommunautaires y sont violents et que les attentats meurtriers continuent. Il y a exactement sept ans, l’armée de Bush marchait sur Bagdad. Et rien n’est encore vraiment réglé en Irak, pays depuis longtemps meurtri par l’occupation et la guerre confessionnelle, mais terre de haute culture — Babylone, la civilisation mésopotamienne, puis la grande culture arabe — depuis toujours.

 

Nous arrivons de Copenhague ou de Madrid, de Rome ou de Casablanca, d’Istanbul ou de San Francisco. Nous sommes usés par des heures d’avion et d’escales multiples (j’arrive de Montevideo et j’ai compté : 49 heures au total !). Fatigués mais ravis, et, dès le premier instant, accueillis comme des princes arabes. Douceur du temps à Bagdad. Nous — les poètes étrangers — faisons connaissance. Nos sensibilités littéraires sont sûrement différentes, mais nous partageons la conviction d’être là « pour quelque chose de fort », encourager l’impulsion irakienne vers la démocratie et la liberté d’expression.

De Bagdad ce jour-là, nous ne verrons pas grand chose, l’aéroport en tous cas, où tout ou presque est permis (même la cigarette) sauf le port d’armes. Plafonds en coupoles inspirées de l’art islamique, éclairages en stalactites, nuées de pèlerins en partance pour Djeddah, la ville sainte d’Arabie Saoudite. Cent cinquante femmes voilées de tous âges font la queue à l’enregistrement. Je me renseigne : l’avion leur est-il exclusivement réservé ? Non, c’est juste que les dames embarquent séparément, avant les messieurs. Nous attendons, les yeux lourds mais écarquillés : nous sommes en Irak, pas celle des titres des journaux mais celle de l’espoir. Certes il faut patienter. Nous avons raté le vol régulier pour Bassorah : le retrait des visas d’entrée, dans une joyeuse cacophonie, a pris du temps … « Two dollars ! Two dollars ! ». Les organisateurs affrètent donc un avion spécial, lequel se fera attendre pas moins de sept heures ! Huit heures plus tard, donc, nous voici à Bassorah. La nuit est tombée. Elle tombe souvent tôt et vite en Orient. Ma chambre au Madawi Basha est vaste et confortable; la connexion Internet fonctionne, mais aucun de nous n’a plus de forces. Il faudra se lever tôt demain, nous serons attendus.

 

Au matin, ciel clair et doux au-dessus de Bassorah et son port immense. Bassorah, à moins de 500 kilomètres de Bagdad est la deuxième ville d’Irak (2.300.000 habitants). Elle a tenu un rôle majeur dans l’histoire du pays, de par sa géographie même : le Tigre et l’Euphrate s’y rejoignent pour former le Shatt-el-Arab, à l’entrée du Golfe Persique, l’Iran est à trois kilomètres « par là-bas ! ».). Elle a été une des villes commerçantes les plus importantes d’Asie. Les conflits et l’occupation l’ont considérablement abîmée.

L’autocar qui nous emmène est précédé d’un puissant 4×4 de la police. Un pick-up roule où quatre soldats casqués et lourdement armés ne quittent pas des yeux les mouvements de la rue. Derrière, un autre fourgon policier suit. Aucune tension dans l’autocar. Si besoin, nos hôtes ont déjà su détendre l’atmosphère.

La grande galerie du centre culturel du Ministère du pétrole est une salle ronde de 250 sièges, tous occupés ce matin. Haut-parleurs, agitation, allers et venues. L’ouverture « officielle » du festival Al Marbid est précédée de chants interprétés par de tous jeunes enfants. On récite des sourates du Coran. Les discours de bienvenue se succèdent suivis de chants et danses folkloriques en notre honneur. Commencent les lectures alternées de poètes étrangers et irakiens. Ces derniers lisent en langue arabe et leurs poèmes ne seront pas traduits, nous étrangers Al Marbid désignait le lieu de repos des chameaux sur la route du sud. Dès le
VIIIe siècle, des poètes se réunissaient là pour participer à des joutes oratoires, des concours de poésie, des récitations sans fin. Nous tous, ensemble, reprenons donc la tradition.
avons nos traducteurs et toute la semaine nos textes seront également dits en version arabe.

Car telle est la tradition, une succession de diseurs ou lecteurs intervenant les uns derrière les autres, attentivement écoutés, chaudement applaudis.

 

Mais au fait, que signifie Al Marbid ? Le mot désignait le lieu de repos des chameaux sur la route du sud. Dès le VIIIe siècle, des poètes de toute la région et au-delà se réunissaient là pour participer à des joutes oratoires, des concours de poésie, des récitations sans fin. Nous tous, ensemble, reprenons donc la tradition. Ceux qui sont là sont hommes, femmes, voilées ou non, âgés ou jeunes, musulmans la plupart mais pas seulement, chrétiens, kurdes. Les poèmes parlent d’amour ou de guerre, de nature ou de foi. On honore des poètes irakiens fameux. Les étrangers lisent en espagnol, en anglais, en italien, en danois, en turc. Lorsque parfois, brutalement, l’électricité se coupe, le poète en scène pousse sa voix. Rien de grave.

L’après-midi, dans un imposant auditorium, nous assistons à un concert de musique classique : l’Orchestre national irakien, une quarantaine de musiciens en queue de pie, mené par un chef plein de fougue, joue la symphonie n°5 de Mendelsohn…

Avant que ne reprennent les lectures de poèmes devant un public de plus en plus nombreux. Il y a de la chaleur (du cœur aussi, bien sûr) et un plaisir partagé des Irakiens à nous voir parmi eux.

 

Plus tard, la promenade le long du Shatt-al-Arab est délicieuse. Des jardins ont été aménagés tout au bord de l’eau pour les amoureux. Des petits vendeurs proposent eau, café, thé, cigarettes. De loin en loin, des restaurants éclairés de couleurs bariolées. Nous sommes invités sur la terrasse d’un bateau accosté pour un dîner plantureux.

Tout au long de la soirée, nous resterons entourés de soldats à la fois détendus et concentrés sur leur tâche de sécurité. Un terrible attentat a touché un grand hôtel de la capitale, il y a quelques jours. Même si l’on respire mieux en Irak après les années de terreur où les escadrons de la mort chiites et les tueurs d’Al-Quaïda s’étaient déchaînés (2006-2007), il y a de vrais risques. Lorsqu’on croise — rarement — des Occidentaux, Devant une quinzaine de caméras des télévisions irakiennes ou étrangères, nous sommes conviés à un concert de oud. Les lectures continuent. Les traductions. L’humour. Les applaudissements.
La ferveur…
ils portent de lourds gilets pare-balles. Mais nos hôtes ont soigné la sécurité avec une maîtrise et une attention presque émouvantes.

 

Le jeudi, devant une quinzaine de caméras des télévisions locales irakiennes ou étrangères, nous sommes conviés à un concert de oud, le fameux luth à manche court oriental. Les lectures continuent. Les traductions. L’humour. Les applaudissements. La ferveur. Dans le public, beaucoup parlent l’anglais. Nous échangeons. Il est peu question de la situation politique, sujet difficile et, par définition incertain. Il y a là Lamia, peintre et poète d’origine kurde, elle expose des toiles tantôt violentes tantôt apaisées, tantôt monochromes, tantôt de toutes couleurs, comme éclatées. Ani, jeune arménienne chrétienne membre de l’Orchestre national, a posé son violon et boit une limonade (pas de bière ni autre alcool ici. Pas plus tard qu’hier soir, une boutique clandestine a sauté). Elle est jeune, heureuse de participer à l’événement, confiante dans l’avenir démocratique de son pays. Chacun a, à la main, un appareil de photo ou une caméra, les flashes fusent à tout instant. On veut des photos de vous, des photos de vous avec le frère, l’ami, la fiancée. On passe d’une langue à une autre. On parle avec les mains. On salue la présence tendre et forte de Jack Hirshmann, 77 ans, poète américain « engagé » (Jack, le premier jour a dit devant le public : « Ce qui se passe ici à cette heure, le monde ne le sait pas, mais c’est d’une importance politique de première grandeur ! »)

Mes traducteurs, Inas et Emir, et moi travaillons des heures pour affiner les versions arabes de mes textes. Parfois, on parle football ! Les noms de clubs et de joueurs permettent de communiquer, un instant, dans l’enthousiasme et les rires. Un vieil homme au grand sourire sans dents et à l’anglais hésitant, découvrant que je suis français me cite : Victor Hugo, De Gaulle, Brigitte Bardot (!) et me serre les mains des minutes entières. Il me montre la photo qui me montre sur le journal du festival. Le texte est illisible pour moi, mais il a ce commentaire : « C’est bien ! C’est bien ! C’est un plaisir de vous voir ici ! Merci d’être venu de si loin ! ».

Les jours ont passé très vite, de fête en fête, de lectures en conversations. Nous allons quitter Bassorah. Notre avion est à 16 heures, non… à 18 heures… Non, finalement à 23 heures (mais comment en vouloir aux Irakiens pour ces disfonctionnements !). Nous sommes une trentaine à faire le voyage. Dans un salon de l’aéroport, devant le report du décollage pour Bagdad, les organisateurs inventent soudain un festival dans le festival : chaque poète doit dire un nouveau poème ou texte. Chacun s’exécute, certains esquissent des pas de danse.

 

Bagdad, fin de séjour. La capitale nous paraît bien plus austère que Bassorah. Les murs de protection en ciment, les check-points à chaque pas, la forte tension partout dans la ville pèsent dès que l’on veut bouger. Et moins encore que les jours précédents à Bassorah, il n’est pas question à Bagdad de partir seuls à l’aventure. Ainsi, la visite à l’immense mosquée chiite de Al Qadiria, dans le quartier de Al-Rusafa, se fera sous bonne garde : presque un soldat pour chacun de nous. La rue au bout de laquelle se dresse le somptueux édifice est interdite à la circulation. Les boutiques et restaurants sont ouverts, les Bagdadi font leurs courses, les plus âgés utilisent de minuscules véhicules en planches à roulettes que poussent des jeunes gens sur la chaussée contre un peu d’argent. Contrôles multiples et serrés pour pénétrer dans l’enceinte de la mosquée pleine de monde. Des grappes de fidèles prient, marchent, méditent, touchent la porte d’entrée. La plupart des femmes portent l’habit noir, le hijab noir, propre aux pratiquantes du chiisme, notamment iranien.

Nous rentrons à l’hôtel. Certains ont acheté des gâteaux gorgés de miel. La journée, la dernière du séjour, se termine au bord du Tigre devant des mazgoufs, sorte de grosses carpes grillées au feu de bois, dans un restaurant illuminé de lampions multicolores.

Dans la soirée, nous apprenons le résultat officiel des élections législatives. Iyad Alloui, un nationaliste chiite laïque soutenu par Washington a battu de peu la liste du premier ministre sortant Al Maliki et sa coalition de partis religieux chiites. Que sera l’Irak de demain, de demain matin ? En décembre 2005, il avait fallu près de cinq mois à la précédente assemblée pour se mettre d’accord sur la formation d’un gouvernement.

« On est en pleine expérience démocratique, entend-on ici, et comme dans toutes les expériences, on ne sait pas à l’avance comment elle va tourner. »

Au milieu de toutes ces incertitudes, les organisateurs du festival Al Marbid ont réussi leur pari. Il ont réaffirmé l’idée que  la poésie est résistance, individuelle et collective. Et nous ont regardé partir les larmes aux yeux.

Éric Sarner