Adieu — À Denis Roche

Michel Deguy
par Michel Deguy

Poète, traducteur, éditeur et photographe, Denis Roche est mort
le mercredi 2 septembre 2015 à Paris. Il avait 77 ans.

Le nous des amis historiques de Denis Roche rétrécit. Je crois que je peux évoquer ici cette amitié, cette société ouverte, parfois semblable à une association, parfois à un groupe de compagnons diserts, mémoreux, et resserrés ce matin dans l’émotion du « souvenons-nous » — avant que nous relisions, accompagnions son œuvre pour estimer son importance.

Denis, c’est le Tel Quel des années 60/70, l’irruption littéraire, le métal en fusion dans l’atelier du Seuil (la forge de Velasquez me traverse l’imagination), les outils rénovés par Sollers, Roche, Pleynet, Hallier, Baudry… L’arrivée de Julia Kristeva, l’éclair de quelques étoiles filantes…

Eros-énergumène, Louve basse, la déclaration fameuse de « l’inadmissibilité et de l’inexistence de la poésie », l’élan de manifestes inventifs, polémiques, dans le tourbillon des contradictions du groupe pour revendiquer une filiation (Bataille avec Valéry…) et faire le tri dans l’héritage de cent ans de poèmes (Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, bientôt Ponge…) : un formidable remuement « théorique et pratique » ; des alliages plus ou moins forts avec les sciences humaines — linguistique et psychanalyse ; puis la philosophie (un temps Jean-Pierre Faye, avant le Change ; puis longuement Derrida). L’invention d’écritures, où celle de l’autre Roche, Maurice, joua son rôle. La « scène littéraire » du Paris encore avant-gardiste, centrée dans le triangle des rues Sébastien Bottin, Jacob, Bernard Palissy, où il s’agissait moins de jouer des coudes avec l’établissement (Temps modernes, NRF, Esprit, Critique…) que de faire briller une constellation nouvelle sur fond de l’incendie 68 , des alliances renversantes ou renversées, avec le PC, le maoïsme, la gauche multiple, débouchant sur la prise de la Bastille (Gallimard), la participation aux jurys, la sortie du politique, la consolidation des états de notoriété, la densité des interventions (à France-Culture alliée, en particulier), la surveillance des tirages, la médisance paisible des rivalités.

 

Denis fut un grand traducteur de l’américain (Cantos pisans ; premières publications de John Ashbery). Voyages et caméras avec Françoise le convertirent à la photographie. Il y déposa savoirs et technique. Sa responsabilité éditoriale croissante et son secret gardé, son silence, si on veut, le mirent en exception. Denis Roche démultiplia, illustra, dirigea en toute indépendance d’esprit et de goût l’extraordinaire collection Fiction & Cie. Le poète chez lui rentra dans la Cie — sous le sceau du marcheur véloce à l’abîme de William Blake.

Permettez-moi l’anecdote de mon admission dans le happy lot — d’autant plus plaisamment que Josyane Savigneau, dans son palmarès du Monde, ne retient ni Michel Chaillou ni Natacha Michel ni Jacques Roubaud ni votre serviteur. Denis m’y accueillit en 1978 avec Jumelages que Lambrichs ne « prenait » pas, peu de temps pourtant après m’avoir fait recevoir au sein du Comité central (Gallimard).

L’Hexameron, dont la photo de couverture expose Denis en chemise blanche dégrafée, cocher (on dit coach) d’un attelage inattendu non paritaire (avec Florence Delay et Natacha Michel, Roubaud, Chaillou et Deguy), un jeu d’écriture de proses successives dont il avait fixé la règle, parut en 1990 — dont la mévente méritoire empêcha la suite attendue.

 

Denis Roche devint le « photographe » que la nécrologie du Monde salue en tant que tel. Ma distraction à l’égard de ce type d’images espaça nos rencontres.

Nous disions plutôt du bien les uns des autres, essayant de ne pas trop diviser le royaume contre lui-même. Une histoire minutieuse, éditoriale, sociale et culturelle des affinités, alliances, trahisons, renouements, ruptures, regroupement, sera utile. J’y ai mon angle de vue. Mais ce matin, tristesse en berne et chapeau bas devant le cortège, sourire en larmes dans la levée massive des souvenirs, je murmure adieu-Denis.

Qu’avons-nous fait avec, et de, « la poésie », ensemble et distinctement, puis sans doute trop séparés, « trop occupés » ? Nos neveux et petits neveux, et arrière, d’adoption, croient qu’ils nous sont infidèles. La poésie est ré-admise, partout. Du reste elle existe — pléthoriquement. Des poétiques pour aujourd’hui continuent la guerre par tous les moyens.

Le siècle sera poétique ou ne sera pas.

Michel Deguy