1. Votre rapport à la Hongrie ?
Dans mon expérience, ma psyché, la Hongrie et les « choses » hongroises sont quelque chose de spécifique ; ont un parfum « propre », aurait dit Proust, dans les « fioles » de la mémoire. C’est un cortège de noms, qui rappellent des rencontres, dans des maisons et des déambulations, des conversations précises, à Budapest ou au Balaton : Somlyó, Pilinszky, Nemes-Nagy, Timár, mais aussi avec Lorand Gaspar ou Tibor Papp et Paul Nagy, dans la féconde relation Paris-Budapest. La référence principale, et l’amitié, l’âme de cette mémoire (où Guillevic joua un rôle important de médiateur), c’est Georges Somlyó et son entourage, dans le souci de « la poétique », avec les noms d’Illyés ou d’Attila József, en arrière-fond. Cependant, je ne peux prétendre, puisque je ne connais pas la langue, et trop peu la littérature, déterminer « l’espace hongrois de l’art dans la globalité du monde » ! Tout ici reste précieusement « subjectif », comme on dit.
2. Sur la « langue minuscule » des Hongrois ?
2. Sur la « langue minuscule » des Hongrois ?
Qu’est-ce qu’une « langue minuscule » ? Beaucoup le sont ; ou plutôt, il n’y en a pas ! Ce qui compte, c’est la littérature dans telle langue, même peu « parlée » démographiquement. Que d’œuvres magnifiques, ou importantes, dans la littérature hongroise ! Le hongrois est au cœur de l’Europe, géographiquement et historiquement. Ce qui compte, ce sont les échanges, les influences réciproques, et par conséquent la traduction.
3. Possibilité et impossibilité de la traduction ?
Le « double bind » en effet, ou injonction paradoxale, se résume ainsi : a) la profondeur de tout idiome est le secret partagé par les enfants de cette langue « maternelle », que les autres, « allophones », ne peuvent entendre : le poème d’une langue demeure « intraduisible », « inaudible » dans une autre ; b) cependant tout doit être traduit, si l’on maintient que « les hommes » désirent s’entendre sous l’Idée « humanité ».
En âge moderne, le principe suprême est celui d’égalité, de parité profonde : pas seulement « homme-femme », ou « gender ». Mais à tous les égards, comme en Assemblée constituante de genre humain, ou dans une « Fête de la Fédération » des différences. Dans le domaine que nous évoquons, ce serait la Fête de la traduction généralisée universelle. Non pas des « langues », mais des œuvres : toutes appelées à se transporter et transposer les unes les autres, à « se parler » en « dialogue infini » ; « grande tâche », disait Walter Benjamin — infinie en effet. C’est l’impossible même, à quoi tout est tenu. L’insondable altérité, ou « étrangeté » mutuelle des peuples, dans leur singularité et leur destinée historique, demeure « impénétrable » (comment transformer l’étrangeté/étrangèreté en mutualité ?). Mais par les œuvres ils se présentent cherchant à connaître et à se connaître : en transactions, aux confins : Épreuve de l’étranger, selon le titre d’Antoine Berman, pris à Hölderlin.
4. Faites-vous confiance à vos traducteurs ?
Il y a donc, non pas « parfois », mais toujours, un « abîme » entre deux langues et deux « cultures » comme on dit aujourd’hui. Le « traducteur » saute sur l’abîme — il faut de l’élan… Ai-je confiance ? Cela dépend du travail — du soin, de l’attention, de l’endurance. « Confiance aveugle » ? Jamais. Dans le cas que vous évoquez (le mien), cela dépend des questions précises que le traducteur veut bien me poser. Tant que les deux sont vivants, « ensemble », et peuvent « se parler », questionner et répondre, le travail de « faire passer » est possibilisé ou facilité par leur échange effectif. Par là le « vouloir dire » de l’auteur, au moins lui, est mieux intégré dans la composition traductrice.
5. Votre « énergie du désespoir » ?
Oui, l’énergie augmente avec son désespoir ; et le « désespoir » avec son économie. Le tournant que vous questionnez s’opère en plusieurs livres, qui sont des livres de deuil où le détachement de toute « consolation » s’accomplit : mouvement de « palinodie » générale, où la vie se rassemble et où l’écriture se « généralise ». Mes « raisons », comme vous dites, sont plusieurs et concurrentes : la perte en général (perte d’êtres très chers, pour commencer) qui se change-en ; en transformation de ce qui « reste ». En même temps commence le « vieillir », c’est-à-dire le passage vers l’autre côté de la vie dans la vie ; en aucun cas une simple diminution d’être. Mais une volte, qui fait face d’une autre manière. Le rapport au religieux se transforme. N’omettons pas que pour tout le monde, « objectivement », la mutation formidable dans un autre âge de l’hominisation se fait sentir dans ces années. Nouvel âge de la technique que j’appelle « culturel ». Nouvel âge de « l’imagerie », migration dans le « numérique », etc.
6. Y a-t-il une « pensée poétique » ?
Il y a une « pensée politique » chez la plupart des humains. Vous pouvez interroger tel ou tel sur « ce qu’il pense politiquement » ; il accepte de vous répondre. Le « poète » est celui qui a une « pensée poétique », non pas au sens d’une vague épithète qui vient qualifier la pensée, mais d’un mode de penser approfondi, constitué, constant, raisonné (long et raisonné règlement de tous les sens, dirais-je pour contrarier Rimbaud) ; qui peut « s’expliquer » et répondre aux questions de « poétique ». De poéthique, ai-je souvent écrit, pour indiquer qu’il y va d’une responsabilité d’ensemble.
7. Votre rapport au deuil, d’après vos derniers livres ?
La Stimmung, pour reprendre un terme qui importe à l’analytique « existentiale » de Heidegger, la Grund-Stimmung matricielle de l’écriture, la « tonalité générale » de l’existence, comme on a souvent traduit, devient celle de la Tristesse. Être en deuil pour ne pas en finir ; ni avec lui, ni avec ce qu’il donne à voir dans sa tonalité. L’expression équivoque et assez pénible de « faire son deuil », en provenance de la psychanalyse vulgarisée, est devenue médiatique : on entend par là que quelqu’un accomplit un « travail psychique pour sortir d’un deuil ». Or ici il s’agit du contraire : entrer en deuil pour y demeurer ; « à demeure », sans en finir-avec. Je n’ai jamais lu Sagan, mais son titre fameux Bonjour tristesse m’a toujours fait éprouver de la sympathie.
8. La poésie a-t-elle de l’avenir ?
Bien entendu, on ne « sauvera » pas la poésie de sa « diminution », ou perte d’importance socio-économique, d’éparpillement dans la sphère culturelle, etc. Même en Chine (de grands media chinois l’ont proclamé) le rôle de la poésie, traditionnellement immense, s’est effacé.
Il s’agit de penser cet événement, et de le penser en « poétique » ; de mesurer à cette aune la « nouveauté » des temps nouveaux (« mondialisation » et catastrophe terrestre écologique). « Et puis on verra »… — comme dit le français. Et donc je ne suivrai pas le « ou bien » de votre phrase ; je le change en ET : « et de faire penser le monde », c’est-à-dire de penser au monde ; de garder en vue « le monde » (le Welt des philosophies du XXe siècle) non pas comme au gigantesque (et du coup minuscule, épuisable, « fini ») Umwelt de tous les Umwelt animaux ; mais de penser au monde des grands artistes en pensant « poétiquement » le monde. (Que peut signifier aujourd’hui le « Dichterisch wohnet der Mensch » de Hölderlin ?)
9. Les amis à Paris ?
Oui, j’ai des amis autour du « Luxembourg ». Mais il n’y a plus de « tribu », de « gent littéraire » ou « gens de lettres » ; il n’y a plus de « prince des poètes ». Il n’y a plus non plus de tribu au sens de Mallarmé, parlant, vous vous en souvenez, de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Le peuple homophone s’élargit, se disperse, se « métisse ». La tribu devient « francophone », ce qui est un des modes de la « mutation », et complexe. Il ne s’agit ni de déplorer ni d’emphatiser « politiciennement » la francophonie. Il s’agit pour un écrivain « natif » de France, c’est-à-dire élevé (oui) dans l’amour de la langue de mille grandes œuvres en français, de poursuivre par conservation dans le « par cœur », c’est-à-dire le cœur, et par invention… La symbiose, ou symphyse, ou indivision, langue-et-littérature-françaises, c’est beaucoup plus qu’un « patrimoine » ou une batterie de « valeurs ». C’est notre être même.
Michel Deguy