Oubli de l’Être — Sous le soleil

Michel Deguy
par Michel Deguy

Nous ne le vénérons plus, nous ne nous en étonnons plus,
nous l’oublions… Mais quelle est donc pour nous la place du soleil ?

Je cherche un ton de chronique, de récitatif plutôt que de récital, et baryton sombre plutôt que ténor léger. A reparler de poésie par surprise avec vous, ni en slam ni en jeux de mots, en rapport avec l’été (solstice et verbe être) ; « poésie » rappelée du fond de sa provenance (« Vieille Déméter méconnaissable au foyer de Céléos »). Pour renouer. J’appelle ça le soleil et l’oubli.

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La disposition poésie reçoit inspiration de tous côtés. L’amour est une source principale. Ainsi l’amour de la sagesse, ou philosophie. Cette puissante émotion peut-elle accompagner, en pensée, par exemple ce motif mis au cœur de la pensée philosophique par le Maître de Fribourg : l’oubli ? Les Grecs appelaient thaumas le s’étonner reculant devant la merveille et l’énigme, l’amas de splendeurs et l’intelligibilité infinie de ce qu’il y a. Je voudrais, reprenant l’antienne, relier à l’oubli la thaumaturgie poétique.

Hier soir nous avons, à l’angle finisterre de Tanger, là où se disjoignent deux continents, détroit spacieux où s’enlacent la mer d’Ulysse et le grand Océan, regardé longuement décliner, rougir, se noyer, le soleil.

Dans la nuit et le demi-sommeil pensif, je (pour sténographier du pronom la pensée rêveuse et phraseuse, le voyage psychique nocturne, désamarré, cosmique, que Dostoïevski appelle « ridicule »), je, donc, pensai au soleil. Le stupéfiant et démesuré « système » où les créatures terrestres, d’éons en éons chauffées, glacées, ensommeillées, extralucides, doivent de vivre et d’être.

L’oubli de l’être, c’est l’oubli du soleil. Quoi de plus clair en effet que ceci : nous oublions le soleil. Parfois, un lever de soleil pour notre vigie en loisir, ou une parure d’or des steppes ou des Andes, ou multiplié en peinture par Van Gogh, ou en mythes millénaires que nous morcelons — un fragment d’Apollon, un accent de Racine ou de Valéry, « sacré soleil » ou « faute éclatante » —, ou en leçon de Ponge, nous reconfie à lui un instant. Mais l’idolâtrie des vacances (bronze-âge) consomme l’oubli plutôt qu’il ne le rompt. Seule peut-être l’astrophysique n’oublie pas le soleil : la science, héliotropique, peut agrandir l’imagination et s’étonner dignement de l’astre insensé père du sens de notre Caverne.

 

Que nous oublions l’être, pour l’entendre entendons que nous oublions le soleil. Nous, non pas l’un ou l’autre, celui qui y pensait un soir à Tanger, mais « les hommes » en grégarités modernes, fourmillement d’espèces, Léviathan d’innombrables léviathans délétères dont les satellites repèrent les fumants terriers nocifs, nous sommes, en masses contemporaines, sortis de l’étonnement d’être au soleil. Nulle place dans les affaires humaines, technologiques, programmées — que parfois la mort interrompt du silence de sa minute officielle — pour une oisive vénération de soleil. Nous n’y sacrifions plus.

Oui, on peut oublier le soleil.

Michel Deguy